Bangsamaro

Un planète paradisiaque

Une situation infernale

Comment s’en sortir ?

Texte intégral

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Si le jardin d’Eden devait s’incarner, c’était ici bas. Aucune représentation holographique ne pouvait restituer la perfection de notre atoll. La température était parfaite, la plage immaculée, l’eau cristalline. Les arbres verdoyaient. Les taviers ployaient sous leurs noix, gorgées de lait rosâtre. Les couchers de soleil débordaient de mièvreries. Rien n’aurait pu rendre le climat plus irréprochable.

Je rêvais de m’enfuir, non pas sur le javeau voisin, comme Sitti, ou sur le continent, comme Cherrylin, mais sur une autre planète, à des dizaines d’années-lumière de l’obscurantisme local. Sitti avait été rattrapée et fouettée quinze jours après sa fuite. Cherrylin avait été mieux lotie. Elle avait tenu deux mois. Je voulais m’échapper loin de l’île de Sibaung, à perte de vue des mers australes, à des parsecs de mon monde, Bangsamoro.

J’allais encore à l’école. J’étais privilégiée. J’avais fêté mes seize ans un semestre auparavant. Il me restait vingt-deux semaines d’études avant mon mariage. Nous ne nous rendions au collège que parce que nous devions éduquer les garçons que nous enfantions. Nos cours de mathématiques étaient emplis de ratios de farines et ingrédients de cuisine similaires. Les pourcentages se limitaient à des volumes de lessive à mélanger. Dans cent-septante-neuf jours, j’épouserai un inconnu. Ma mère m’avait exhibé une holographie animée de mon promis. Pour mes camarades, je débordais de chance. C’était un bel homme, mon aîné d’une demi-douzaine d’années et fortuné. Il possédait son propre bateau de pêche et commandait à vingt marins. Toutes celles qui avaient aperçu son image s’étaient pâmées benoitement. Je l’avais en horreur. Le jour où ma mère m’avait annoncé la nouvelle, j’en avais hurlé à en perdre la voix et menacé de le châtrer lors de notre nuit de noces. Ma génitrice m’en avait giflé, deux fois, sans émettre de son. J’en étais restée coite. Profitant de mon mutisme, elle avait ajouté, attristée :

— Perle, nous ne sommes que de pauvres cueilleurs d’huîtres. Nous vivons dans une misérable cahute. Ton père a dû compromettre son honneur pour obtenir un si bon mariage. De quel droit piétines-tu son travail de la sorte ?

Les pleurs avaient jailli en silence et mes larmes avaient coulé durant une éternité. Lassée, ma mère était sortie de la cabane en bois. Jamais je n’avais connu pareille trahison de mon existence. Celle qui s’était battue pour que j’intègre les cours de sciences des garçons, au vu de mon talent dans cette discipline, celle qui avait enduré les brimades des autres villageois, lorsque j’avais décidé de porter les sarouels des hommes et non des jupes, celle qui m’avait protégée des colères explosives de mon père, celle-là même pliait devant la plus infâme de nos traditions : les unions arrangées. Une fois mariée, mon époux me représenterait. Je ne pourrais plus me déplacer sans sa permission, plus exprimer d’avis sans son accord. Je deviendrai une personne inférieure, un objet.

Je ne le supportais pas. Le hasard de ma naissance, la fente située entre mes jambes ne déterminait pas ma valeur. Je voulais fuir cette vie et cette planète.

Cela n’aurait été qu’un doux fantasme d’adolescente, si le peuplement de Bangsamoro, huit siècles auparavant, s’était déroulé sans accroc. Les fondateurs souhaitaient revenir aux assises de notre religion, constituer un dominion pastoral, avec un apport technologique limité. Les implants, les modifications génétiques, les ordinateurs à semi-cognition étaient interdits. Nous avions tout juste accès à un réseau holographique de divertissement. Nos cours d’histoire professaient que le malin avait tenté de tuer les premiers arrivants. La moitié de la flotte initiale s’était écrasée ou avait disparu lors du voyage depuis l’ancienne Terre. Shaitan ne portait aucune responsabilité. Les pionniers étaient de pauvres hères, aussi riches que Ayub. Les navires de colonisation étaient les nefs les plus économiques qu’ils avaient dégotées, des monstres galactiques qui avaient fait leur temps. En comparaison des bâtiments interstellaires qui atterrissaient à la capitale, sur les pâturages qui nous servaient d’astroports, les vaisseaux des premiers immigrants s’apparentaient à des enclumes douées d’une propulsion à hélice. Que cinquante pour cent eussent atteint leur destination tenait du miracle. Ils manquaient de bouclier magnétique, de réacteurs de stabilisations, de champ à plasma manipulateur de gravité. Si un rocher ne se manœuvrait pas aisément, une fois tombé, il gardait sa position pour les siècles à venir.

Une telle nef avait amerri à trois kilomètres de notre village. J’avais écouté les enregistrements des pilotes. Elle avait chu, tuant nonante pour cent de ses occupants. Presque un millénaire plus tard, nous la regardions avec un mélange de respect et de crainte. Elle représentait tombeau et berceau. Rares étaient ceux qui s’y aventuraient. Les adolescents se faisaient un honneur, pour prouver leur bravoure, de s’y hasarder. Ils croyaient tous être les premiers à attester de cette audace. Ils se contentaient de grimper sur ses pans et de déguerpir. Sa pointe dépassait des flots, à quelques centaines de brasses d’une plage de sable blanc et de palmiers dentelés. La nef était un Léviathan cubique de deux cents mètres d’arête. Son volume se composait, de plaques d’acier, de réacteurs et d’électronique. J’avais nagé pour la première fois jusqu’à ses flancs à six ans. Depuis ce jour, j’y revenais dès que l’occasion se présentait. Je parcourais les trois kilomètres de landes aux fougères trémières, descendais une falaise, emplie de niches de chiroptères troglodyte, et voguais pour m’asseoir sur les crêtes apaisantes du bâtiment. Avec les siècles, des colonies de mollusques y avaient élu domicile, formant des coins et recoins qui permettaient de s’agripper.

Tout dans ce vaisseau me fascinait. Il venait d’une autre planète, à des années-lumière de Bangsamoro. Il avait vu plus de choses que je ne pouvais m’imaginer. Il prouvait que la galaxie ne se résumait pas à l’obscurantisme de mon île. Il demeurait mon refuge, là où personne ne s’aventurait. À huit ans, j’avais déniché une trappe d’accès. À dix, je l’avais ouverte. À douze, j’avais cartographié l’entièreté de la nef. À treize, au vu de mon irrévérence, mon père m’avait cassé plus d’os que je pouvais compter. J’arrivais en retard. Je séchais les cours et nul ne savait où me trouver. Nul ne me suivait sans que je le remarque. Les coups avaient tant plu que l’ancêtre du village avait sermonné mon père sur la place publique. Je tenais alors ma liberté. Mon géniteur aurait perdu tout honneur s’il avait levé, encore une fois, la main sur moi. De ce jour, je m’étais assagie, tout du moins en apparence.

Mes explorations du vaisseau ne s’étaient pas arrêtées à des balades enfantines. De l’énergie se mouvait toujours dans ses entrailles, une antique centrale nucléaire ronronnait, telle une chatte confortablement calée dans un fauteuil. L’électricité serpentait à son propre rythme dans les coursives. Elle éclairait un couloir, un écran par là, un sas ici. La lumière m’importait peu, je circulais sans m’égarer, mais l’accès aux informations était sans prix. J’avais été une auditrice zélée des premiers instants de notre histoire. Je ne cessais de harasser de questions notre enseignant. Je pointais du doigt, sans relâche, ses incohérences. De l’étude du passé, j’avais bifurqué sur l’apprentissage des sciences. Mon professeur m’y avait encouragé, il connaissait toutes les réponses. Il n’y avait plus d’incertitudes.

Chaque année, au moins une jeune fille s’enfuyait de notre atoll, pour échapper à un mariage ou à un époux violent. Certaines anciennes considéraient cela comme un rite de passage à l’âge adulte. Toutes, sans exception, étaient ramenées de force à Sibaung. Les hommes ne s’inquiétaient pas du phénomène. Une fois enchaînée, une femme revenait toujours à son conjoint et à la docilité.

Les sciences m’ensorcelaient. Elles avaient renvoyé l’histoire au rang de plaisir coupable occasionnel. Mes yeux brillaient chaque fois qu’une justification divine était réduite à néant par une simple constatation empirique. Les saisons ne résultaient pas du pardon céleste, que nous devions regagner chaque année, juste une incidence de l’inclinaison axiale de notre planète. Les marées n’étaient pas un don de Dieu, prouvant sa puissance, mais le corollaire de l’attraction gravitationnelle de nos deux lunes. Les hommes n’étaient pas les seuls à posséder le cerveau adéquat pour comprendre les sciences. La nef échouée dans notre lagon avait été commandée par une femme, une mercenaire. Nous n’étions pas reléguées, naturellement, à des tâches de subalterne.

Je gardais ces idées pour moi. Si je les avais émises à haute voix, l’ancêtre du village aurait aidé mon père à me battre.

Je préférais me perdre dans les mathématiques et leurs utilisations en mécanique, résistance des matériaux et combustion. La mémoire du navire en savait plus que tous les enseignants de notre école. J’avais d’abord picoré, sans objectif, pour le pur plaisir de la connaissance, puis, à l’annonce de mon mariage, tout prenait un but pragmatique. Je devais fuir là où l’on ne me rattraperait jamais. Il me fallait mon propre vaisseau. Il n’avait nul besoin d’être raffiné. Notre système solaire rappelait celui de l’ancienne Terre, des corps célestes de petite taille au départ, puis des géantes gazeuses. Il différait en un point. Notre ceinture d’astéroïde ne marquait pas la séparation entre les astres habitables et les géantes gazeuses, comme entre Mars et Jupiter, mais entre notre alignement sidéral et le vide galactique. Notre abornement de météorites passait pour un endroit dissolu où les femmes vivaient à leur guise et les divorces légaux.

Le bâtiment regorgeait de matériaux, à commencer par des capsules de survie pour huit individus. Elles ne possédaient pas de moteurs suffisamment puissants pour échapper à la gravité de Bangsamoro, mais elles fournissaient une coque capable de supporter les radiations stellaires et une infrastructure informatique satisfaisante pour être pilotée. Je pouvais rajouter des réacteurs ou consolider l’armature pour que la chaloupe résiste à l’augmentation de poussée. Je devais provoquer une grosse explosion, pour m’arracher à l’attraction de la planète et ne pas me désintégrer. C’était enivrant.

J’abandonnai l’école. La violence antérieure de mon père, la protection de l’ancêtre et mon mariage qui approchait me laissaient une liberté totale. Tout le bourg voyait là une ultime rébellion avant l’entrée dans l’âge adulte. Au vu de mon caractère, ils s’estimaient heureux de ne pas devoir me poursuivre aux quatre coins des océans. Pour assurer ma tranquillité, je jouais le jeu de ma mère. Je me pliais, de bonnes grâces, aux essayages de ma robe, une splendide, mais restrictive, pièce turquoise aux arabesques blanches qui rappelaient les oscillations du corail sous la marée. Elle était tissée avec les cocons des béatrice-des-sables. J’en larmoyais. Pour m’offrir une telle pièce, ma mère avait dû s’endetter pour des années. J’étais sa seule enfant. Elle ne pourrait jamais revendre une étoffe couverte d’infamie. Elle souffrirait pour les décennies à venir, non seulement dans son honneur, mais dans sa chair et son travail. J’en pleurai plusieurs soirs de suite. Je ne voulais pas de l’avenir qu’elle me destinait, mais je ne lui souhaitais pas de malheurs. Je désirais qu’elle brise ses chaînes, pas qu’elle pâtisse de mes décisions. Cela n’entacha en rien ma motivation, mais ma frustration atteignit des sommets.

La date de mon mariage se rapprochait à grands vents et je ne possédais pas de navette fonctionnelle. Je voyais les mailles de la nasse se resserrer. Plus je frétillais, plus elles me ceignaient. J’avais résolu, théoriquement, le problème de la combustion, de l’électricité et de l’informatique. Il restait à mettre en pratique. La puissance nécessaire transformerait ma capsule en poussière, quelques secondes après le décollage. J’escomptais, naïvement, que mon fiancé serait retardé par une tempête dans les mers australes, ou que le siphon du golfe d’absinthe l’engloutirait. Une barque de chasseurs de raies m’enleva tout espoir. L’équipage avait trinqué avec celui de mon promis sur les rives des coraux aux serpents, à quelques jours de navigation de notre archipel. Mon futur conjoint souhaitait voguer prestement vers le nord, pour échanger une cargaison de filets d’araignées des sables contre des perles des glaces. Il leur avait assuré de sa présence, les bras chargés de bijoux, en jour et en heure pour son union. L’abattement se fit prégnant. Je rentrais de plus en plus tard, la mine défaite. Dans la cahute, mon père ne parlait plus. Ma mère babillait pour deux. Elle vivait dans un rêve, celui de la préparation du mariage parfait. Rien ne l’arrêterait, surtout pas une demoiselle récalcitrante.

Mon géniteur se mit à me suivre. Il désirait apaiser ses peurs, se persuader que je ne taillais pas une pirogue en secret. Je me rendis compte de sa traque et l’emmenai, à chaque occurrence, sur une plage éloignée du navire. Je jouais la jeune fille éplorée. Je contemplais les flots, le regard perdu. Je contenais ma rage, de précieuses heures filaient. Je l’entendais souffler de soulagement, bruyamment, quand ses craintes disparaissaient et qu’il partait pêcher ses huîtres. Je pouvais, enfin, m’en retourner à ma nef, mes calculs, mes projections, qui, invariablement, se finissaient par un feu d’artifice.

Les mois et les semaines s’écoulèrent et, à force de volonté, de configurations et de calibrations, j’avais réussi à réduire les possibilités d’explosion. Je ne me vaporiserai plus au décollage, mais en atteignant mille mètres d’altitude. Le vaisseau regorgeait de matières premières, sous la forme de différents composites ferreux et d’hydrogène méthané, mais il en était autrement des arcs à plasma. Jusqu’à ce jour, je m’étais contentée de soudures légères, de mélange de carburant et d’adjonction de réacteurs. Je devais modifier l’armature de la chaloupe. Sans cet outil, c’était comme un voyage entre archipels sans eau potable, chimérique.

Ma famille vivait depuis des lustres sur un atoll reculé. La technologie arrivait au compte-goutte. Sur l’île, une seule personne possédait ce dont j’avais besoin. Le voler était impossible, il le gardait jalousement sous clé dans un coffre lourd et aux chaînes bruyantes. Son propriétaire était l’ancêtre.

Sa hutte venait avec la fonction. La maison dominait le village et la baie. Elle était construite sur pilotis, comme tous nos habitats, avec de sombres troncs de noyers rocheux. Son toit était tissé grâce à des algues pourpres. Elle mesurait une centaine de mètres carrés au sol. Une pagode et une tour surplombaient sa charpente. L’ancêtre devait veiller au grain. La demeure était entourée d’un jardin aux fleurs iridescentes et d’une clôture en bois qui empêchait les varans domestiques de se repaître de nectar et de se gorger de melons d’éternité. Je poussai le portail, il grinça, comme tout ouvrage métallique sur nos îles. Le sel finissait par tout engloutir. Dans quelques millénaires, même le Léviathan qui me servait de cache aurait disparu. Le clos en imposait. L’ancêtre, en poste depuis cinq moussons, adorait les massifs colorés. Lors de ses prêches, il nous vantait, inlassablement, la vertu du beau pour chasser le malin. Les dahlias pourpres se mêlaient au blanc éclatant des digitales à longues tiges. Plus loin, les chercheurs de dieu, avec leurs immenses corolles mobiles roses, apportaient une touche pastel aux touffes d’edelweiss photogènes.

Un porche couvert ceignait la maison. L’ancêtre s’y tenait, vêtu d’un simple pantalon en toile légère. Il fumait un cigare, affalé sur une collection de coussins qui menaçait de l’avaler. Il était obèse. Malgré cela, son derme était cerclé de crevasses, autant de rides qui affirmaient son privilège. Sa peau, beige clair, comme toutes les nôtres, lui donnait une apparence de traversin en cuir patiné à l’usage. Je savais qu’il m’appréciait. Il m’avait défendu lorsque mon père me battait. Je me présentais devant lui, anxieuse, mais avec la certitude, enfantine, que je réussirais. J’avais mis ma plus belle robe, un batik vert sombre, aux arabesques clémentine et jaune pâle. Elle couvrait mes chevilles, restreignait mes mouvements, comme la convenance et les textes saints l’exigeaient. Elle cachait mon torse, tout en laissant mes épaules et mes bras libres et nus. Elle retombait en voile sur ma tête et ma nuque. Sa capuche citron rehaussait le noir de mes cheveux. Ma mère me l’avait offerte pour ma floraison. Je ne l’avais jamais ceinte. Elle attestait de ma condition. Si j’aspirais à obtenir quelque chose de l’ancêtre, je devais jouer selon les règles. Il détenait ce que je désirais. Cela avait fait sa richesse ces dernières années, bien plus que sa position d’ancien. À ma vue, il se souleva légèrement. Il tira une longue bouffée sur son cigare et expira dans un large sourire.

— Que puis-je pour toi ? Ma jolie Perle.

Je m’avançai vers lui à pas mesurés, humble, la nuque baissée, les yeux rivés sur le sol.
— Ancêtre, je viens quémander ta générosité. J’ai appris que mon fiancé ambitionnait de déposer à mes pieds gemmes et parures de la mer des glaces. Une bonne épouse se doit de seconder son mari en tout point et je veux, moi aussi, le couvrir de présents.
Il se releva sur son coude, surpris.

— Malgré ce que tu sembles croire les années n’amènent pas que la vieillesse, répondit-il amusé. Imaginons que tu souhaites te comporter comme une épouse convenable. Que te faudrait-il pour cela, des fleurs, des grappes de fruits, pour concocter une liqueur ou une potion de fortitude ?

Ma peau se rosit à une telle évocation, puis mes yeux se durcirent. Comment osait-il en parler ?

— À ce que j’ai entendu, ton futur mari ne s’intéresse pas aux fleurs et, au vu de ta beauté, il n’aura besoin de nul soutien pour t’honorer. Que veux-tu donc ?

Il se délectait de la situation. J’enrageais. Je bouillais. Il jouait avec moi. J’expirai, levai la tête et souris à pleines dents. Je desserrai les poings, m’inclinai et lui présentai mes paumes et ma nuque découverte. J’en tremblais.

— Oh grand ancêtre. Favori de celui dont il faut taire le nom, vigie des quatre vents, pâtre des orages, mémoire de notre atoll.

Je relevai le front. Il se retenait de rire. Mes yeux jetaient des éclairs, mais mon visage demeura allègre.

— Bien que je n’en sois pas digne, je dois quémander ta prodigalité. Sache que si tu le fais, ton action ne restera pas impunie et celui que l’on ne doit pas nommer en tiendra compte lors de la pesée de ton esprit.

J’étais fière de cette dernière référence. L’ancêtre n’approchait-il pas des portes de la mort ? Le poids de la pesée de son esprit devait occuper ses pensées. Il allait s’y frotter d’ici peu.

— Ainsi, car c’est notre rôle de lever le malheur sur le monde, je suis sûre que tu accéderas à ma requête. Je fus interrompue par un immense éclat de rire, gras, puissant. Il me mit mal à l’aise.

— Viens-en au fait !, énonça-t-il, lorsqu’il eut repris sa respiration. Son ton tranchait comme une conque des fosses.

— Je, je… (J’avais perdu toute contenance.) J’ai besoin de votre arc à plasma, pas longtemps, quelques heures tout au plus.

Il ne répondit rien, tira quelques interminables bouffées sur son cigare. Il était consumé jusqu’à la bague. Il l’écrasa tout en expirant un ultime souffle goudronné et dit :

— Sais-tu pourquoi j’ai vilipendé publiquement ton père lorsqu’il te battait ?

Sûre de moi, je rétorquai :

— Vous vouliez que la parole du prophète soit respectée.

Il rit encore plus fort que précédemment, puis il me transperça du regard. Il me mettait mal à l’aise. Une sueur froide roula le long de ma colonne vertébrale. Il ajouta :

— Je trouvais dommage qu’un si joli minois soit abimé. Il ne faut pas que la beauté donnée par celui qu’on ne doit pas nommer soit altérée. Si ton père continuait à te frapper, plus personne, moi le premier, n’aurait pu profiter de tes jambes graciles, de ta poitrine, peu généreuse, mais ferme et de ta croupe aux courbes si délicieuses. Tu ne t’es jamais demandé comment ton père avait réussi à te dénicher un aussi bon parti, alors qu’il n’est qu’un simple cueilleur d’huîtres. Tu portes bien ton nom Perle. Tu portes très bien nom, répéta-t-il, perdu dans ses pensées.

J’avais le souffle coupé. Mes membres tremblaient. Je manquai de tomber à genoux. Je ne savais quoi dire. Il parla pour moi :

— Tu veux mon arc à plasma. Je te le prêterai.

Je me recomposai un visage souriant. Je n’en croyais pas mes oreilles. Je ne comprenais rien à cet homme, mais j’apercevais mon avenir s’éclaircir.
Les nuages revinrent vite. Je m’en allais le remercier, lui jurer que jamais celui dont on devait taire le nom n’oublierait son geste, quand il ajouta, innocemment :

— Connais-tu l’histoire du sauvetage des pêcheurs, lors du second déluge ?

— Oui, répondis-je, interloquée. Le prophète sauva du naufrage un chalutier, mais, pour éviter que son équipage ne soit redevable, il leur demanda la moitié de leur pêche. Ainsi, lors de la pesée des esprits, ils ne furent pas endettés.

— Je suis heureux de voir que, malgré ton absence répétée sur les bancs de l’école, tu as retenu quelque chose, dit-il. Je suis, toute proportion gardée, comme le prophète. Je ne veux pas que, lors de la pesée de ton esprit, tu sois endettée.

Cela allait bien trop vite pour moi. Je passais de Charybde en Scylla. Je craignais de comprendre ce qu’il désirait.

— Quelle sera ma pêche ?, demandai-je, chevrotante.

— Ôte donc cette jupe que nous discutions plus à notre aise, puis nous verrons, exprima-t-il gaiement, tel le chaloupier qui a ferré une raie oscillante et qui sait qu’elle ne pourra pas se détacher.

— Mais, mais…… Ancêtre, je suis nue dessous ! Il ne répondit rien, mais son sourire s’agrandit.

Je tremblai et sanglotai. Ma gorge se serra. J’enlevai mon camail, lentement, pour repousser l’inéluctable. Il me fallait cet arc à plasma. Il se cala dans ses coussins. Dans mon esprit, je répétais mon objectif, tel un mantra. Il me fallait cet arc à plasma. Il me fallait cet arc à… Le leitmotiv cessa.

Je replaçai la capuche et tournai les talons, sans mot dire. Derrière moi, l’ancêtre s’égosillait :

— Reviens ! Je connais des méthodes pour que ton mari ne s’aperçoive de rien. Reviens ! Tu verras, c’est très agréable.

J’acceptais de mourir dans une explosion, mais aucun homme n’userait de moi. Une petite fille outrée qui désirait s’échapper avait ouvert le portail, une femme de plein droit, qui ne subirait aucune humiliation en ressortait.

Les jours s’égrenèrent. Mes incursions à la hutte parentale devinrent de plus en plus brèves. Je passais tout mon temps dans le vaisseau. Je n’eus plus à jouer la comédie. Je n’étais qu’une condamnée profitant de ses derniers instants. Je vérifiais, des dizaines de fois, mes calculs et ajoutai des plaques, grâce à des soudures légères, aux endroits stratégiques. J’espérais avoir trouvé une solution en couplant l’énergie des refroidisseurs à celui des propulseurs. C’était risqué, mais je ne voyais pas d’autre possibilité.

Le jour fatidique advint. La mousson était finie depuis quelques nuits. La population du village savourait sa liberté retrouvée pour discuter hors des paillotes. La chair blanche des varans de lait grillait au-dessus d’un feu de noix parfumé. Notre bourg, bien que de petite taille, une centaine de familles, produisait autant de bruit qu’une ville. Les chants se mélangeaient aux cris d’allégresse.

J’achevai les derniers préparatifs de mon évasion. La nourriture était stockée, prête, mais mes calculs nécessitaient des vérifications supplémentaires. J’apparus, néanmoins, radieuse, sur la place centrale. Mon calvaire touchait à sa fin. Des mois de pluies torrentielles avaient détrempé le sol. L’agape battait son plein. Les œufs de taontiques n’écloraient que dans quelques jours et les habitants profitaient du bonheur d’une soirée sans nuisances. J’avais à peine posé le pied dans le hameau qu’une camarade me tira par le bras.

— À ton sourire, tu es déjà au courant. Chanceuse, me dit-elle, envieuse.

La joie quitta mon faciès, remplacée par l’interrogation.

— Ton fiancé est arrivé, si tu voyais ses présents. Je ne comprends pas comment ils ont fait pour que tu épouses un homme si beau et si généreux, minauda-t-elle.

Mon cœur s’emballa. Mes mains tremblèrent, puis ce fut mes genoux et l’intégralité de mon corps. Ma condisciple m’enserra et dit :

— Allons. Tu n’as rien à craindre. Il a l’air gentil et si tu apercevais son torse huilé.

Constatant que mes secousses ne s’arrêtaient pas, elle ajouta :

— Il ne peut pas te rejeter, pas après les cadeaux qu’il vient d’offrir à tes parents. Son honneur ne s’en relèverait pas.

Je me mordis les lèvres pour retenir un rire nerveux. Je vivais un cauchemar. La liste de mes imprécisions, de tout ce qui pouvait mal tourner, défilait dans mon esprit. Un troupeau de jeunes femmes s’était agglutiné autour de moi. Elles pépiaient, heureuses, envieuses de mon sort, et me poussèrent jusqu’à la demeure de mes parents. Notre misérable cahute était méconnaissable. Elle était recouverte de fleurs. Les corolles blanches, en trompette, des Kantajali, se superposaient sur les larges étamines jaunes des Egevidio, qui resplendissaient grâce aux tons rouges des pétales des cloches de Talver. Pas un centimètre carré de mur et de toiture n’avait été oublié.

Je laissai ma pépiante garde rapprochée à l’entrée. Mon père m’accueillit gaiement. Sa bouche édentée était tordue dans un rictus de contentement. Jamais ses iris n’avaient brillé de tant de fierté. Tout cela, car, selon lui, j’ouvrirais mes cuisses à qui de droit. Ma mère resta assise. Elle entretenait la conversation avec celui qui avait été choisi pour moi. Elle s’inquiétait. Sa joie était voilée par ses craintes. Lorsqu’elle me vit enjouée, elle se détendit. Mon fiancé exsudait de beauté. Il avait la vingtaine, une dentition parfaite, une chevelure, mi-longue, d’un noir de jais profond, des yeux gris, des muscles secs et une peau couleur miel. Il sourdait un charisme et une force de caractère exceptionnels. Mon sourire n’en fut que plus grand.

La soirée fut agréable. Mon promis était un homme délicat, sachant rire et divertir son auditoire d’histoires. Il couvrit ma mère de colliers de perles, en affirmant qu’il gardait les plus merveilleux pour moi et notre mariage. Il donna à mon père des filets de pêche et un masque à osmose, qui lui permettrait de respirer sous l’eau. Il acheta leur affection et leur tranquillité pour un bon prix. Mes parents avaient bien choisi. Il voulut m’arracher un baiser, mais je détournai mes lèvres, feignant la gêne et l’inconvenance. J’aurais pu lui lacérer ses plantureuses lippes, mais je me réfugiai dans mon alcôve tout en lui cédant un sourire taquin, promesse d’une surprise future. Je tenais toujours mes engagements.

La fête avait duré toute la nuit. Je tirai le rideau, qui me séparait de la pièce commune, et regardai à travers le trou béant qui me servait de fenêtre. Un varan hulula, annonçant les lueurs d’une aube qui se clôturerait, au coucher du soleil, par mon union. Je griffonnai, à la hâte, un mot sur un papier, le posai délicatement sur mon oreiller et, la peur au ventre, enjambai mon ajour. Je descendis du toit sans encombre et trottinai vers le bord du bourg. Le silence régnait. Le commencement de la journée se décalait. Les prémisses de la célébration de ce soir avaient entamé les ardeurs. Je piétinais. J’attendis de longues minutes avant qu’une de mes camarades ne se réveille en pestant. Elle devait nourrir les lézards. Lorsque je l’aperçus, je lui adressai un geste de la main et un grand sourire. Elle fut tout d’abord surprise, puis me répondit avec la même aménité. Je m’en allais, gambadant lentement, puis, dès que le village disparut de mon champ de vision, je courus.

Jamais je n’avais galopé si vite. Mes poumons me brûlaient. Mes muscles fatiguaient et menaçaient de se rompre. Les effets de la nuit blanche se faisaient sentir. Je chus plusieurs fois, mes paumes finirent en sang. Je n’en avais cure. Je dévalai la falaise, comme une pierre en chute libre. Une fois sur la plage et malgré la marée haute, je plongeai dans l’océan sans m’arrêter. Le sel attaqua mes blessures. Les vagues, de petites tailles, faillirent me noyer. Lorsque je m’assis sur la coque du vaisseau, je me permis, enfin, de m’écrouler. Il me fallut une demi-heure pour récupérer mon souffle et enrayer mes tremblements. Ce fut juste suffisant pour qu’une délégation arrive au sommet de l’à-pic. J’agitai les bras, comme pour les accueillir. Descendre sur le rivage leur prendrait encore une vingtaine de minutes et tout autant pour nager jusqu’à la nef, s’ils le désiraient. C’était plus que nécessaire. Je pénétrai dans les entrailles du Léviathan et me dirigeai vers les capsules de survie et, plus particulièrement, celle que je m’échinais à modifier depuis des mois. J’enclenchai les réacteurs, le poste de pilotage et les senseurs. Tout se mit à vibrer. Tout semblait être opérationnel. J’eus quelques craintes et ultimes hésitations avant d’appuyer sur le bouton fatidique. Est-ce que tout fonctionnerait comme prévu ? La chaloupe s’envolerait-elle vers les cieux et remplirait-elle son office ? Je déglutis bruyamment. Je fermai les yeux, les levai au plafond, vers les étoiles que je désespérai de rejoindre, puis activai la combustion.
Le décollage fut extatique. Le canot se cala sur une course parabolique parfaite. Les caméras me présentaient une foule compacte sur la rive. Un tiers du bourg était présent. Je souriais à m’en décrocher la mâchoire.

La barque dévia de sa trajectoire. Mes soudures de fortune cédèrent sous la pression. Un réservoir se disloqua. Je demeurai aussi calme qu’une mer d’huile. Je pianotais sur les consoles de commande, escomptant provoquer les réactions désirées.

Ma capsule de survie explosa. Elle se désintégra en de microscopiques morceaux. Ils retombèrent en flammes, minuscules météorites. J’aurais souhaité pouvoir épier les villageois sur la plage.

J’étais morte.

Je me mis à pleurer de toutes les larmes de mon corps. J’étais libérée. Je n’aurais jamais pu réparer la chaloupe, pas sans arc à plasma. Le mot laissé sur ma couche invitait à venir guetter le splendide cadeau que j’avais apprêté pour mon futur époux : un vaisseau spatial. L’ancêtre pourrait confirmer mes dires. Ils avaient pu observer l’annihilation de celui-ci. Dans quelques jours, lorsque les équipes de recherches reviendraient bredouilles de leurs plongées, la soirée de fête se transformerait en deuil. Mon fiancé ne pourrait pas reprendre ses largesses. Ma mère pourrait revendre ma robe. J’avais cessé d’exister en confectionnant un présent à mon promis. Il n’existait pas de décès plus honorable. On ne lancerait pas des hordes de jeunes hommes à ma poursuite, pour me ramener à ma condition. On ne traque pas un cadavre.

J’aurais voulu m’envoler, fièrement, vers les cieux, crâner à la face de ceux qui croyaient qu’une femme n’était bonne qu’à enfanter. Si je m’étais entêtée, je serais morte ou avilie. J’attendrais quelques semaines, tapie dans le vaisseau, que tout se tasse. Puis, un soir sans lunes, je partirais sur une navette spatiale que j’avais modifiée en bateau. J’estimais que la vente de celui-ci me paierait un billet pour une étoile proche.

Un aller simple.

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Illustration
© Marion Jiranek

Cette novella fut, en premier lieu, publié, en 2018, dans la revue Eclat de rêves n°25, Sic Itur Ad Astra