Bhusunda

Le sommet le plus élevé de la galaxie

Une alpiniste qui grimpe après sa gloire perdue

Et qui trouvera tout autre chose

Texte intégral

Si lire sur écran vous embête, cette novella est commandable, en version papier, avec des illustrations intérieures à cette adresse.

Le bruit sourd d’une avalanche emplit la vallée. Depuis deux semaines, l’été apposait, enfin, le sceau de son règnecela n’empêchait pas l’hiver de percevoir son droit. La végétation grondait plus fort que les quartiers miséreux d’une mégapole. La saison chaude ne durait que quelques empans temporels, avant un frimas de deux années standards. Malgré une gravité dépassant de moitié celle de la Terre, le gigantisme touchait tous les organismes autochtones. Une simple feuille suffisait pour couvrir un demi-toit. Un arbre occupait plus d’espace qu’un immeuble. Les sauterelles et leurs trois ailes excédaient la taille de mon bras. Lors de mes premiers jours, la vue d’un moustique, violet, m’avait clouée sur place. Selon toutes mes informations, l’écosystème ne contenait que des herbivores, à l’exception des bactéries. Toutefois, je me méfiais, des chariots de sans-abris étaient mieux cartographiés que cet astre.

Kapilavastu était l’unique satellite d’une naine rouge et, pour un monde pastoral, étonnamment proche de la vieille Terre. Sa topographie, inhabituelle, expliquait aisément cette particularité. Non contente de posséder une gravité supérieure de cinquante pour cent au berceau de l’humanité, la planète était jeune, dépourvue d’océans conséquents et tapissée, presque exclusivement, de chaînes de montagnes. Les arrêtes, à pics, succédaient, sans transition, aux ravins sans fonds ou aux pierriers plus grands que des états. Ses reliefs escarpés créaient de telles turbulences éoliennes que les avions finissaient leurs courses contre des parois rocheuses. Seuls les déplacements au sol avaient droit de cité. Pour parachever le tout, Kapilavastu ne comportait aucun métal précieux ou minerai d’une quelconque valeur. Lorsque la Chine l’avait revendiquée, toutes les nations coloniales s’étaient empressées de parapher l’acte de propriété. Les rares rescapés des purges himalayennes, tibétains, népalais et bhoutanais, y furent envoyés à grands frais. Leur mission : se faire oublier pour les millénaires à venir. L’objectif fut aisément atteint.

Chaque tournant de l’histoire enfouissait davantage Kapilavastu. La récolte d’informations, pour la préparation de mon expédition, s’était apparentée à un cauchemar. Je ne pouvais me baser que sur des ouï-dire, des rapports incomplets ou des ouvrages de fictions antédiluviens, rédigés dans une langue ampoulée. Pour une alpiniste, elle demeurait pourtant le joyau de la couronne. Un diamant perdu depuis des éons, mais dont le souvenir de l’éclat rayonnait dans les mémoires. Elle était l’écrin du Sumeru, un mont de vingt-deux-mille mètres de hauteur, accessible sans assistance respiratoire.

Il existait des montagnes plus élevées, mais elles sortaient de leur atmosphère et les derniers kilomètres s’effectuaient en quasi-apesanteur. Le sommet de Sumeru restait inviolé depuis la colonisation, deux millénaires auparavant. Il représentait le Śarīra le plus sacré qu’il soit, le tombeau de dizaines de varappeurs chevronnés. Plus personne n’avait tenté son ascension depuis des lustres. Je mettrais fin à cette série noire et deviendrai célèbre.

Je tenais la chance de ma vie. J’étais une grimpeuse de seconde catégorie. J’avais exécuté quelques hauts faits, comme l’escalade, en solitaire, de la face nord du mont Tajeon, mais j’étais trop souvent reléguée dans un rôle de sherpa de luxe pour aristocrates. Ils se payaient une guide aux antécédents glorieux. Mon sponsor principal, un réseau de divertissement, menaçait de se retirer. Après dix années à tirer le diable par la queue, j’allais me retrouver à mon point de départ, sans parrain, sans couverture médiatique, forcée de porter les sacs à dos d’individus fortunés. Par un geste désespéré, j’avais proposé à mon bienfaiteur de gravir le Sumeru en quelques mois, sans assistance. J’escomptais qu’il refuserait, qu’il considérerait l’ascension comme trop risquée et que je pourrais me rabattre sur une traversée estivale de la péninsule d’Izumi. Les scorpions géants, inoffensifs, qui y vivaient passaient toujours bien à l’hologramme. Toutefois, la représentante de mon mécène, une jeune cadre dynamique, trouva l’idée merveilleuse. Dans la foulée, elle consulta les horaires de vol pour Kapilavastu et découvrit que seuls deux vaisseaux par années y faisaient escale, au début et à la fin de la saison chaude. Le premier décollait quatre heures après mon entretien. En moins de temps qu’il ne fallut pour le dire, elle m’équipa d’un ordinateur à semi-cognition et traduction automatique, me fournit un drone d’enregistrement et récupéra mon sac à dos fétiche, ainsi que son contenant. En une matinée, j’embarquai pour Kapilavastu. Je devais revenir, aux confins de l’automne, avec une ascension réussie et suffisamment de matériel audiovisuel et sensitif pour monter une émission de deux heures.

Le voyage vers Kapilavastu dura un mois. J’éclusais les bibliothèques de notre paquebot, à la recherche d’informations sur ma destination. Ma récolte fut maigre. J’obtins suffisamment pour étancher ma soif de superficialité, mais pas assez pour connaître mon sujet. Le vaisseau atterrit à Gedun, l’astroport de ce monde, qui jouxtait un bourg et un lac. Des centaines de vallées irradiaient de la cuvette. Une seule attirait mon attention. Elle ne se différenciait en rien de ses congénères. Elle serpentait et se séparait en de multiples ramifications, comme toutes ses sœurs. Un torrent coulait en son fond. Une combe comme j’en avais rencontré des milliers. Toutefois, elle menait à Sumeru.

Les formalités douanières se réglèrent, comme à l’accoutumée, en échangeant de fines feuilles d’or contre des tampons et des sourires. J’avais fui l’agglomération le plus vite possible. Mon sac à dos contenait suffisamment de rations pour tenir les seize semaines que dureraient l’ascension et la descente, une tente, un tapis de sol, un duvet confortable et divers matériels électroniques.

L’empyrée restait étonnamment clair, presque blanc. Lorsque je levais les yeux, je m’interrogeais : où disparaissait la couleur ? La stratosphère de ma planète d’origine, Kilwa, tendait vers un lapis-lazuli tranché. Regarder le ciel vous brûlait la rétine. Nous ne connaissions que l’été et les touristes affluaient pour cette raison. La gravité y demeurait aussi imposante que sur Kapilavastu. Les hordes de voyageurs espéraient visiter nos gorges, aux plages de sable ocre et aux lacs limpides, et, grâce à notre pesanteur, perdre leurs kilos superflus. Après quelques heures, épuisés, ils louaient les services de portefaix pour déplacer leurs affaires. Tous les enfants gagnaient leurs pitances comme sherpa.

Mes camarades n’y voyaient qu’un marchepied, qui permettait d’épargner pour des études de médecin, d’avocat ou de directeur d’hôtel. Seule la découverte de ce qui se tapissait dans la vallée adjacente m’intéressait. À quinze ans, j’avais escaladé les dix monts les plus hauts de ma planète. Je thésaurisais chaque penny, pour me payer l’expédition suivante. Je dormais à même le sol, dans une grotte, pour économiser le loyer. J’avais fui le domicile parental, les coups et les vols de mes gages dès que j’avais pu. Le jour de mes dix-huit ans, j’embarquai comme matelot pour l’inconnu. J’avais battu des records, attiré des sponsors, puis l’attention des médias s’était émoussée.

J’avais atterri sur Kapilavastu pour raviver la flamme. La première semaine d’ascension avait été emplie d’émerveillement. La dénomination de forêt ne rendait pas honneur à l’immensité et à la splendeur du règne végétal. Le drone enregistreur ne cessait de papillonner, pour capturer leur élégance. La flore mélangeait fougères et angiospermes atteintes de gigantisme. Aux premières, elle subtilisait la structure décentrée, aux secondes, les troncs bruns et les feuilles. La planète ajoutait sa touche personnelle en ne possédant que des rameaux blancs qui se confondaient avec les cieux.

Mes rétines se délectaient. En sus de mon assistant volant, mon iris consignait mes gestes et mes paroles. Les passionnés de sport extrêmes pourraient, du confort de leur canapé, revivre toutes mes angoisses, tous mes efforts, tous mes dépassements. Néanmoins, à l’exception de mes craintes infondées envers la faune, le spectateur demeurerait, pour l’instant, sur sa fin. Depuis ma sortie de Gedun, je suivais un sentier en terre. Il grimpait, mètre après mètre, mais restait aussi excitant qu’un caleçon de grand-père à l’élastique élimé. Une à deux fois par jour, je croisais des autochtones en habits colorés. Dès que je les apercevais, je leur faisais signe de la tête. Ils m’ignoraient ostensiblement. Était-ce ma peau noire, mes dreadlocks, mon drone ou mon matériel de pointe ? Seuls leurs animaux de traits s’intéressaient à mes agissements. Le takin représentait le compagnon idéal, mélange ancestral entre une chèvre, un yak, un élan, sans les cornes, et un mouton. Ses sabots s’accrochaient à la moindre aspérité. Ses poils, une fois tissés, composaient de doux tapis et toilettes, unique denrée d’exportation de Kapilavastu. Ombre au tableau, on suivait leur trace avec son odorat.

En dehors de ces rencontres furtives, j’étais isolée. Les bordiers de Kapilavastu surgissaient par magie. Je ne distinguais nulle habitation. Ils me croisaient, m’ignoraient et s’évaporaient aussi fugacement que leurs apparitions. Contractuellement, j’étais tenue à une heure par jour, au moins, de babillage. Les monteurs de l’émission se devaient d’obtenir une bande sonore conséquente. Les premiers jours filaient toujours aisément. La nouveauté me faisait discourir sur tout. Après, tout s’inversait. Les obligations, la société, les convenances, tout cela disparaissait pour ne laisser place qu’à la montagne. Même dans le cas d’une ascension enfantine, il ne restait que les pentes escarpées. Plus rien ne comptait, sauf le prochain pas et le suivant.

Le sentier demeurait étonnamment agréable. Il ne mesurait pas plus de deux mètres de large, mais il n’épuisait pas. Sa déclinaison, ses virages, ses passes, ses gués, tout était conçu pour faciliter la foulée. Je n’avais croisé de véhicules à moteur qu’à l’astroport. C’était bien la première fois que les octopodes, les méchas, les voitures et motos ne prédominaient pas le long d’une route. Les explications rationnelles, économiques et financières coulaient de source, champ magnétique trop faible, pesanteur trop importante, rendement monétaire déficient. Cette fugue technologique me captivait. L’homme avait domestiqué la machine depuis des millénaires. Ne plus la retrouver participait à revenir au temps du néolithique. Le ciel resplendissait dans sa pureté. J’aurais cru que seuls les mondes récemment découverts possédaient cette sobriété, mais la piste exsudait les siècles. Elle était conçue à échelle humaine.

Chaque bref face à face avec des autochtones et leurs takins me laissait dubitative. D’où sortaient-ils ? Partout où je trainais mes guêtres, les villages se repéraient aisément, mais pas sur Kapilavastu. Les rations énergétiques de mon sac suffisaient pour la durée de l’expédition, mais, comme pour le sentier, cela m’intriguait. L’alpinisme, malgré son image, demeurait un métier si balisé, si prévisible, qu’un soupçon de surprise rafraichissait toujours.

Je ne gravissais que la marche d’approche, mais les parois se raidissaient. J’empruntais le chemin le plus direct. Pour embarquer dans le navire de la fin de l’automne, les jours et les heures étaient comptés. Si je ne rendais pas mon sujet à temps, mon sponsor me couperait les vivres. Après tant de sacrifices, je ne supporterai pas de perdre mon appartement central sur Hessink, ni mon standard de vie. Je ne voulais pas redevenir une simple coolie. Je fantasmais. Je désirais m’arrêter, tout plaquer. Je repérais en une journée plus de voies praticables et de pics qu’en une année sur un autre monde. Je salivais. Même les arbres exhibaient des terrains d’entraînement rêvés. Les plus petits mesuraient cent mètres. Ils paraissaient solides comme des rocs. Les aspérités ne manquaient pas au départ et se raréfiaient à l’approche du sommet. Ils étaient parfaits pour se mettre en jambe.

Selon l’altimètre, je me trouvais à plus de cinqmille mètres. Néanmoins, la végétation restait toujours aussi dense et le climat confortable, sec et autour des vingt degrés. La température à la capitale, au fond de la cuvette, devait s’approcher de celle d’un four. Je comprenais mieux la taille réduite du bourg. L’espèce humaine était l’unique race sentiente de la galaxie, mais cela ne m’empêchait pas d’imaginer que la conception du chemin était due à des extraterrestres et que je foulais leur ultime message.

Les premiers signes de civilisation apparurent à six mille mètres de hauteur. Un pont de bois se présenta, bien entretenu, stable et surplombant une chute d’eau de plusieurs centaines de mètres. Le débit impressionnait. La vallée principale était creusée par un torrent d’importance, mais je n’avais fait que le distinguer. La cataracte assourdissait. Elle masquait les sons de la nature environnante. Cela reposait. Pour la première fois, je pouvais identifier la provenance de toutes les ondes acoustiques. Je ne me demandais plus quelle coccinelle, aussi grosse qu’une chèvre, ou quel millepatte, de la taille d’un bœuf, labourait un pan de combe.

À la tombée du jour, je vis ma seconde construction humaine, des moulins à prières. Ils mesuraient une trentaine de centimètres. Une longue charpente aux tuiles en pierres les protégeait. Je cessais de compter au-delà du deux-centième, mais j’estimais leur nombre à plus d’un millier. Je les fis tous tourner. Les flux sanguins dans ma main gauche me tancèrent toute la nuit. Mon souhait était à ce prix. Je courrais, depuis trop longtemps, après la notoriété que cette ascension m’offrirait. Je ne prenais jamais de pause pour penser à la religion. Il y avait la montagne, le ciel et les vallées, tout s’arrêtait là. Toutefois, une aide de plus n’était jamais à repousser. Je possédais une légère avance sur l’échéancier de mon escalade.

À huit mille mètres d’altitude, je rencontrai mon premier habitat, une simple demeure en pierre, sur trois étages, au toit en similiardoises. Un escalier en schiste menait à une porte grande ouverte au premier niveau. Des fenêtres, rondes, ceignaient ses flancs. La technologie était arrivée jusque là. Les verres isolants recouvraient les ouvertures et les tuiles photovoltaïques dissimulaient la charpente. La maison surplombait le chemin de quelques dizaines de mètres. Autour d’elle, les arbres avaient été abattus. Je trouvais étrange de pouvoir admirer le zénith sans frondaison. Des takins, des chèvres et des moutons paissaient dans les prés dégagés. L’odeur de graisse des takins flottait dans l’air. Je m’arrêtai et entrepris d’effectuer un détour. Peut-être que ses locataires se montreraient amicaux ? Je discourus face à la caméra, les monteurs pourraient en tirer quelque chose, et m’approchai du chambranle. Des pleurs s’en évadèrent. Je restais sur mes gardes. Jamais la montagne ne m’avait trahie, mais il en allait autrement de ses occupants. On me parla dans une langue inconnue, d’une voix frêle, féminine, qui exsudait la crainte. Les braillements cessèrent. L’ordinateur à semi-cognition, que je trimballais, pas plus grand qu’une balle de baseball, afficha une traduction sur mes rétines. « Mahākālas, si tu prends forme humaine, quel message apportes-tu ? »

Il fallut quelques instants supplémentaires à mon interprète pour placarder les référents culturels. Elle me prenait pour une défenseure du karma, une déesse corbeau aux allures humaine. Je ne pus m’empêcher de laisser échapper un hoquet de surprise.

L’affolement devint de plus en plus prégnant. « Ai-je dit quelque chose de faux, Mahākālas ? Est-ce une terrible nouvelle ? Es-tu venu préparer mon frère à sa prochaine incarnation ? »

Je réfléchis à une réponse dans ma langue et une transcription se déploya sur mes iris. « Il y a méprise. Je ne suis qu’une voyageuse d’une autre planète. Je viens présenter mes hommages. » Je dus m’y reprendre à trois fois pour que mon assistant valide ma prononciation.

Le silence s’installa. J’enlevai mon sac à dos, effectuai un pas en arrière et m’assis sur le rebord de la balustrade. Une jeune fille sortit de sous un lit. La demeure se composait d’une pièce unique, avec un âtre. Une cuisinière moderne trônait dans un coin, les couchages dans un autre et une table avec six chaises meublaient le centre. La demoiselle ne devait pas avoir plus de huit ans. Elle était petite et ramassée, l’effet de la gravité. Elle tenait dans ses bras un nourrisson, rougeaud, qui hésitait à crier à nouveau. Ils avaient la peau beige clair et les pommettes roses, comme tous les autochtones. Elle posa le bambin sur les draps et avança vers moi, curieuse, quoique craintive.

« D’une autre planète ? », demanda-t-elle.

« Oui ! Je viens de Kilwa. C’est un monde montagneux, comme le vôtre. », attestai-je, en massacrant le moins possible la traduction affichée sur mes rétines.

« Vous n’êtes pas encore en montagne ici. », lâcha-t-elle sans réfléchir, avant de se mettre les deux mains devant la bouche.

Je gloussai et rajoutai : « C’est ce que j’avais cru comprendre. Je veux me rendre à Sumeru. Tu pourrais m’en parler ? »

Elle regarda ses pieds, soudainement devenus passionnants, puis releva la tête, brusquement, et me fixa, décidée. « Seulement si tu réponds à une question. »

« Cela me paraît équitable. », répliquai-je, sérieuse, pour ne pas la vexer.

« Alors… voilà. Est-ce que vous êtes tous comme cela sur ta planète ? Vous ressemblez tous à des corbeaux ? »

Je laissai échapper un petit rire et m’assis à même le sol. J’appuyai mon dos contre la balustrade et lui expliquai que, sur ma planète, la belle saison durait toute l’année. Pour nous protéger du soleil, nos peaux s’étaient assombries avec les millénaires. Elle posa une multitude de questions. La notion d’été perpétuel l’interpellait. Je la voyais se demander si je ne mentais pas. Je sortis un rouleau-écran de mon sac et le dépliai. Je fis défiler des images de mon monde. Cela me toucha plus que de raison. Je n’y étais pas retourné depuis une décennie. J’avais gravi tous ses monts, il ne rapportait plus rien à ma carrière. Le bébé se remit à pleurer, outré qu’on ne s’occupe plus de lui. Elle alla le chercher et me le carra dans les mains, tandis qu’elle continuait à regarder les reproductions. Je fus désemparée. Elle dut me montrer comment le calmer. Une fois les hurlements interrompus, je lui présentai des montagnes et des planètes éparpillées à travers la galaxie. Je lui expliquai, brièvement, les dangers et les situations inextricables dont je m’étais extirpée. Après lui avoir narré l’ascension hivernale, par la paroi septentrionale, de la caldeira de Sarčievo, elle ne dit plus rien, puis demanda, innocemment. « Pourquoi escaladais-tu une face nord en hiver ? Ton amoureux était coincé de l’autre côté ? Tu devais le secourir ? Parce que c’est ce que mon père a fait pour ma mère. »

« Non, je l’ai fait parce que personne ne l’avait encore fait. », répondis-je, surprise.

« En quoi était-ce important de le faire ? Si personne ne l’avait fait, c’est qu’il y avait une bonne raison, non ? », ajouta-t-elle, pleine de candeur.

« C’était justement important que quelqu’un le fasse pour la première fois. Pour montrer que cela était possible. », accentuai-je.

Elle se tut, puis articula : « D’accord » et nous bifurquâmes sur d’autres sujets de conversation. Je ne sus pas dire si son ton signifiait qu’elle avait compris et qu’elle acquiesçait ou si elle jugeait que je ne pourrais jamais saisir sa question.

Deux heures de détentes filèrent. Je devins capable de proférer les phrases de mon traducteur sans commettre d’erreurs trop grossières. La fillette s’appelait Dorji et elle était une mine d’or. Elle m’expliqua quelles plantes manger, sous quels arbres dormir, pour conjurer les pucerons, plus haut dans la montagne, où étaient cachées les sources d’eaux chaudes et comment distinguer les maisons à travers les frondaisons. Elle m’enseigna comment éviter les pluies de sèves qui n’allaient pas tarder.

La nuit commençait à tomber quand ses parents rentrèrent. Ils me prirent par surprise, occupée que j’étais à prononcer correctement le mot feuille, très proche du bruit du pet dans leur idiome, ce qui ne manquait pas de faire pouffer Dorji. Je croyais avoir déjà tout vu lors de mes voyages, mais je restai pantoise devant leur réaction. Ils me saluèrent et me demandèrent, dans la foulée, si j’aimais le fromage à base de lait de takin ou si je préférais les crêpes de sarrasin à la verdure. Trouver une inconnue, à la peau noire, qui tenait leur bébé et discutait avec leur fille ne les choquait pas. Je proposai mon aide pour la préparation du repas, mais je fus renvoyée à mes jeux avec Dorji. Je les observais du coin de l’œil, tout comme mon traducteur. Ils ne chuchotèrent pas une phrase de mécontentement. Ils parlèrent de leur journée, des ennuis de sabot d’un de leur takin, de l’arrivée d’une colonie de chenilles rose, qui semblait préoccupante. Ils rirent beaucoup, eux aussi. Nous avions le même âge, peu après la trentaine. Ils confectionnèrent le dîner sur des plaques de cuisson modernes. Cela exsudait l’anachronisme, alors que tous se déplaçaient à pied.

Le souper fut délicieux. Le fromage de takin était cru et rehaussé de ce qui se rapprochait du cumin et de la coriandre. Les crêpes étaient douces et moelleuses. Jetun, la mère, et Jigme, le père, ajoutèrent des conseils judicieux à ceux de Dorji. Les enfants couchés et l’alcool de riz débouché, je ne pus m’empêcher de demander : « Est-ce que tous les étrangers sont accueillis de la sorte ? »

Jetun et Jigme se regardèrent, interloqués, puis Jetun me répondit : « Vous n’êtes pas une étrangère. Depuis deux semaines, tout le monde ne parle que de vous sur le sentier. Nous étions au courant de votre départ depuis Gedun. »

« Comment ? », interrogeai-je, décontenancée.

Nous nous observions avec des yeux de merlans frits. Jigme se leva et ouvrit le tiroir d’une commode finement ouvragée. Il en sortit un rouleau-écran, similaire au mien. « Nous ne prétendons pas être au goût du jour pour les standards intergalactiques, mais nous possédons un réseau de communication. Autrement les enfants n’auraient personne avec qui discuter. Les hivers sont très longs par ici. », ajouta-t-il, comme pour excuser l’intrusion technologique dans un environnement presque ascétique.

« Vous avez vexé bon nombre de personnes en ne les saluant pas correctement ou en n’effectuant pas un détour par leur maison. », dit Jetun, amusée.

« Je n’ai pas vu de demeures et j’ai salué tous ceux que j’ai rencontrés. J’ai fait un signe de tête. », énonçai-je, dépitée.

Le silence s’installa à nouveau quelques instants. Jetun et Jigme se regardèrent, puis éclatèrent de rire. « Je crois qu’il y a incompréhension. », articula Jetun. « Saluer de la tête est presque une insulte. Cela signifie que vous n’avez pas de temps pour parler. Que vous avez des affaires importantes à régler et que vous ne pouvez pas être détournée de votre chemin. »

« Mais non…. Je souhaitais juste être polie. Partout ailleurs, c’est une manière de saluer sans être intrusif. C’est ce qui est attendu. », ajoutai-je, empruntée.

Mes hôtes repartirent dans leur fou rire. Ce fut contagieux. Notre hilarité tira Dorji du sommeil. Elle se joignit à nous, énergique comme un takin. Ils m’enseignèrent les formes de politesse locale et les interdits.

Le lendemain matin, le réveil fut difficile. L’alcool était traître. Jetun et Jigme me donnèrent de la nourriture et me demandèrent si je pouvais transmettre un petit cadeau à un proche, à quelques heures de marche de leur demeure, plus haut sur le sentier. J’acceptai avec joie. Ils avaient été si accueillants.

Il s’agissait d’un plan bien orchestré. Il me fallut, exactement, une journée pour me rendre chez leur ami, un magnifique célibataire, spécialisé dans la sculpture sur bois. Lorsque je dénichai son atelier, à une centaine de mètres du chemin, il négociait avec des clients le chargement et le paiement d’une paire de bouddhas. Sans les conseils de mes précédents hôtes, jamais je n’aurais remarqué le toit de pagode en chaume. Leur relation, Tshering, était un très bel homme, au début de la trentaine, les cheveux noirs, la peau d’ambre clair et des yeux gris à vous perdre dedans pour l’éternité. Son accueil fut, lui aussi, chaleureux. Je m’interrogeai. Tout cela n’était-il pas destiné à me faire abandonner mon ascension et fonder une famille sur les pans de ces vallées ?

Les semaines se suivirent, identiques. On me demandait, poliment, après m’avoir traitée comme une princesse, si je ne voulais pas déposer un petit paquet à des amis, plus loin, sur la route. Ils se trouvaient toujours à une journée de marche, comme s’il ne pouvait exister qu’une seule mesure de distance. Je dormis chez des couples de vieillards, des tourtereaux, des célibataires, des grands-mères. Dans les villages, on se battait presque pour m’avoir à sa table. Je n’avais jamais vécu d’escalade si agréable, petit déjeuner et douche à toutes les étapes.

À partir de dix mille mètres d’altitude, la population se densifia. Le terme restait tout relatif. J’entrevoyais une maison et croisais un groupe par heure. Je leur récitais les paroles de retrouvailles attendues : « Que l’omniscience du Bouddha soit sur vous. Puissiez-vous mener une vie emplie de sagesse et de bonheur. » On me retournait la même phrase rituelle. Tous savaient que mon temps était compté. Les nouvelles circulaient plus rapidement que sur un réseau social unifié.

À treize mille mètres, l’oxygène se raréfia. Cela ne dérangeait pas les autochtones, mais je perdis en vitesse, à moins que la faute en eût incombé aux repas copieux. J’arrivais dans la cinquième semaine de mon expédition et j’apercevais, enfin, le Sumeru. Le triangle de roche de son sommet s’élevait majestueusement au-dessus des hautes terres. Je me rapprochais. À chaque enjambée, il devenait plus imposant, plus massif. J’en vins à trembler d’excitation. Il était tellement beau, si pur, inviolé. Je l’imaginais accueillant, comme tous les habitants de ce monde.

Je déchantai. Le lendemain, le ciel se couvrit et des pluies torrentielles déchirèrent les nuages. Je traversais un long plateau. Selon mes hôtes, il y en avait pour six jours de marche. Je leur demandais : « Quand cela va-t-il cesser ? »

Ils me répondaient : « Bientôt »

La pluie s’arrêta brusquement, lorsque je quittai le plateau, les ennuis non.

J’eus droit à un jour de beau avant l’arrivée de la neige. Je gravissais les premiers contreforts du Sumeru quand je fus prise dans une tempête. Les intempéries ne me laissèrent pas le temps de vérifier si une demeure amie se trouvait à proximité. Les vents cinglaient. J’accrochais ma tente au végétal le plus massif et me réfugiais à l’intérieur de ma bulle. La journée et la nuit furent éprouvantes. Tout craquait autour de moi. Je comprenais pourquoi nul avion ne s’aventurait sur cette planète. À l’aube, le calme m’inquiétait. Je n’entendais plus les mastications si caractéristiques des insectes géants. Il n’y avait qu’un paysage blanc, uniforme, feuilles et flocons immaculés. Tout fondit avant la fin de la matinée. Le soleil tapait plus dur que jamais. Les bruits devinrent plus assourdissants. L’été ne s’était jamais interrompu.

Mon échéancier vola en éclats dans les jours qui suivirent. Les tempêtes, la neige, la grêle, la pluie, les chutes des arbres, les migrations de criquets, les coccinelles-rhinocéros ou simplement des muscles endoloris se mirent en travers de ma route. Selon les bordiers, j’avais effectué les trois quarts de l’ascension. Toutefois, j’avais dévoré toute la marge que je possédais. Ce n’était pas encore un échec, mais cela en prenait dangereusement le chemin. Les autochtones demeuraient toujours aussi hospitaliers, mais les murs des habitations s’épaississaient. Elles s’accrochaient à flanc de rochers ou étaient taillées à l’intérieur de ceux-ci. Elles restaient néanmoins douillettes et confortables. Les maisons témoignaient des difficultés climatiques que j’espérais uniquement hivernales.

Quand je parlais météorologie, mes hôtes changeaient de sujet. Certains niaient qu’il y eut quoi que ce soit à raconter. Je les pressais, pour obtenir plus de détails. Rien n’y faisait. Tout conspirait pour me retarder. J’entamais ma huitième semaine et je ne voyais pas comment effectuer l’ascension et la descente en une seule saison. Si je tournais les talons, mon sponsor tirerait des séquences de mes enregistrements. Toutefois, lorsque je me repassais les péripéties de ces précédents mois, je possédais à peine de quoi monter dix minutes de programme. Quant à mes rencontres, le bonheur ne faisait pas vendre. Je devais gravir ce mont, même si je restais coincée pour l’hiver. Une bonne émission en retard valait mieux que rien.

Un ciel limpide accompagna ma détermination. Je m’approchais des quinze mille mètres d’altitude, les demeures se raréfiaient, une par demi-journée, mais la voie persistait, en terre, humble, et parfaitement entretenue. J’avais arrêté de jouer à la postière. Il me fallait grimper au plus vite. J’espérais ne pas avoir été trop grossière avec mes hôtes. Je devais marcher, toujours plus vite, atteindre ce sommet, vaincre la cime, conquérir ses pentes. Les capsules auditives et sensorielles raccourcissaient, comme mes nuits. Je profitais de chaque seconde d’éveil pour effectuer un pas de plus. Ce ne fut pas suffisant. Les vents se levèrent. Durant quatre jours, ma tente fut sanglée à la roche. Éole se déchainait. Je comprenais le gigantisme ambiant. Il restait le seul moyen de ne pas se volatiliser lorsque les zéphyrs se hissaient.

Je rongeais mon piolet, rattrapais mon retard sur les enregistrements, engrangeais des sons et des images de fin du monde. Mon drone sortit de mon antre, attaché à une corde, pour capturer quelques instants. Je crus que je m’envolais avec lui. Je combattis âprement pour le ramener en sûreté. Je pus admirer, pour la première fois, la résilience des arbres. Ceux-ci pliaient au point que leurs faîtes touchent terre.

Le vent tomba en quelques secondes. La montagne se tut. Ces minutes devinrent les plus angoissantes de mon existence. J’étais persuadée qu’elles ne faisaient que précéder une catastrophe à venir. Que cet étouffement annonçait l’arrivée d’un souffle si dévastateur que mes pitons et ma tente ne tiendraient pas. Mon cœur prit une bonne heure à revenir à son rythme normal.

Lorsque j’ouvris ma demeure de toile, je m’attendais à une vision cataclysmique. Je pensais ne retrouver que les cimes, le chemin et moi. Néanmoins, les arbres avaient recouvré leurs positions, comme si de rien n’était. Seules quelques feuilles manquaient à l’appel.

Je repartis au matin, avec une unique envie en tête, dénicher des habitants. J’avais besoin de chaleur humaine, de me rassurer, de me certifier que j’étais vraiment en vie. Je sursautais à la moindre brise. J’étais aux aguets, mais je ne trouvais nulle maison. Était-ce l’annonciation d’une catastrophe ? Savaient-ils quelque chose que j’ignorais ? Le mont était-il inviolé, car ses autochtones découpaient en morceaux les alpinistes après les avoirs engraissés ?

Mon altimètre affichait dix-sept mille mètres. Il ne restait plus que cinq petits kilomètres de dénivelé. Personne n’avait jamais écrit sur ces derniers pas. Lorsque mon ordinateur déploya, sur mes rétines, terra incognita, j’en pleurai de joie. Une heure plus tard, je versai des larmes de rage. J’espérais une paroi verticale, pour entreprendre la réelle ascension, ce fut une nouvelle plaine qui s’étirait devant mes pupilles, longue d’une cinquantaine de kilomètres. Des moulins à prières constellaient le sentier, toutes les dix enjambées.

Les grands foliacés cédaient leur place aux hautes herbes. Je m’inquiétais. Est-ce que les vents soufflaient si puissamment que seules les graminées survivaient ? La neige avait fondu, mais la température devenait fraîche, dans les dix degrés. Le sommet du Sumeru était une canine qui me guidait. Je rêvais de l’ajouter à ma dentition. À la fin de la journée, j’aperçus enfin une demeure. Elle était aussi gigantesque que les arbres disparus. Ce n’était pas un village, mais un château fort aux murs blancs, perdu dans un champ de poacées aux teintes identiques.

Le bastion ressemblait à un lotus ouvert posé face contre terre et dont les corolles embrassaient le sol. Il était surmonté d’une tour triangulaire à quatre faces, représentation miniature du Sumeru. Sur chaque pan étaient peints les yeux du bouddha. Je souriais à m’en décrocher la mâchoire. J’avais tant besoin de contacts humains.

L’accueil fut le plus chaleureux qu’il soit. On m’enserra si fort que mes côtes faillirent rompre. Avec la cohue, mon traducteur n’arrivait plus à suivre. Je ne comprenais rien, mais la bienveillance qui m’entourait fit céder les barrages émotionnels. Nous étions tous en pleurs.

Ces quelques minutes m’épuisèrent, puis tous ceux en âge de travailler disparurent. En quelques instants, nous passâmes d’une trentaine de personnes, à quatre : moi, une fillette qui ne devait pas avoir plus de trois ans et deux bambins dont elle se coltinait la surveillance. Elle les retenait par des cordes attachées à leurs torses, pour s’assurer que, même à quatre pattes, ils ne s’enfuient pas trop loin. Si Dorji était emplie de candeur, cette enfant était tout autre. En un clignement de paupière, j’eus l’impression qu’elle connaissait tous mes secrets. Elle leva la main dans ma direction. Je pris sa petite paume dans la mienne et elle me tira vers la tour. Je suivis sans résister, intriguée. Il n’y avait pas de mâchicoulis, de créneaux ou de chemin de garde, mais il s’agissait bien de murs fortifiés. Nous grimpâmes, sans un mot. Elle détenait plus de force de persuasion que des dirigeants de réseau de divertissement. Le dernier étage de la guette était bas de plafonds, pas plus d’un mètre vingt. Nous nous assîmes à même le sol. Une des quatre paires d’yeux, celle qui donnait sur la vallée, s’ouvrait. Les iris cachaient des pans de pierre amovibles. Ce que je vis me coupa le souffle. Des nuages plus noirs et plus denses que de l’encre se ruaient sur nous. Le silence arrêta mon cœur. La petite fille se serra contre moi. Elle n’avait nul besoin de réconfort. J’étais dans son univers. Je paniquais. Le coin rationnel de mon cerveau me hurlait que si cette construction se dressait là, ce n’était pas pour rien. Je ne craignais rien, mais la peur atavique prenait le dessus, incontrôlable. Je grelottai lorsque nous redescendîmes l’escalier. La demeure, bien que plus grande qu’une maison, était bâtie sur la même structure. L’étage inférieur était destiné aux bestiaux, l’intermédiaire à l’habitation et le supérieur au fourrage. Celle-ci, en sus de sa taille, une centaine de mètres au sol, comportait une cour centrale, fermée, éclairée par des plafonniers qui imitaient la lumière du jour. Elle servait de pièce communautaire et de salle de jeu. Les rires fusaient. Mes hôtes claquemuraient chaque ouverture pendant que je tremblais de tous mes muscles. Leur absence d’inquiétude ne me rasséréna pas. On me porta dans une chambre et l’on me posa sur un lit douillet. On plaqua des protections contre mes oreilles, pour étouffer le vacarme du vent. Ce ne fut pas infaillible. La jeune fille et les deux nourrissons me tinrent compagnie. Des adultes passèrent, de temps à autre, pour s’assurer que tout allait bien. Je finis par m’endormir, un bébé sur le ventre, un autre sur le sein, et la demoiselle me tenant la main. C’était aussi efficace que des chatons ronronnant.

À mon réveil, les deux poupons avaient disparu, il ne demeurait que la plus âgée, Chokyi. Elle lisait diligemment un texte sur un rouleau-écran. Elle me sourit alors que je m’éveillai. Le bruit restait assourdissant. Du bout des doigts, elle dessina quelques sigles sur son rouleau et me le présenta. Mon interface traduisit aisément. Elle s’inquiétait. Je traçais, tant bien que mal, une réplique réconfortante. Mes phalanges tremblaient. Le casque n’étouffait pas tous les sons. Le vent continuait à souffler, plus déchainé que jamais. Nous conversâmes par écrit. Elle pouffa plusieurs fois devant des graphies incorrectes. Je finis par demander. « Quel âge as-tu ? »

Elle répondit, avec un grand sourire : « Trois ans. »

Je papillonnais plusieurs fois de cils avant de rédiger : « Chez moi, les jeunes demoiselles de ton âge ne savent pas écrire. »

Elle hésita quelques instants et coucha sur l’écran : « Je dois me montrer digne de Dorje Pakmo. Je suis sa réincarnation. Elle est emplie de sagesse, donc je le suis aussi. »

Je la regardai, ne sachant quoi écrire. Ce qu’elle énonçait était une folie enfantine, mais pure vérité pour ma locutrice. Je fis la seule chose utile pour me sortir de cette impasse. Je bifurquai sur la météo : « Et combien de temps le vent va-t-il souffler ? »

Il ne s’épuisa qu’après deux semaines. Ce fut, comme toujours, soudain. Les murs cessèrent de trembler sans coup férir, ni avertissement. Je commençais à me passer du traducteur pour les conversations simples et ma prononciation s’améliorait. Pour aider mes hôtes, je cardais la laine des takins. C’était le rôle de Chokyi, tout comme garder les nourrissons. Elle fut une enseignante patiente. Je n’étais guère douée.Sa maturité, sa compréhension de l’univers, la façon dont elle tançait les adultes qui avaient, selon elle, un comportement inapproprié me surprenaient. L’humanité avait exploré des étoiles, cartographié des trous noirs, analysé l’arrière du cosmos, percé des brèches dans la fabrique même de la réalité. Toutefois, nous n’avions jamais perçu la notion d’âme. Il n’y avait rien à distinguer. Néanmoins, jour après jour, ma certitude vacillait. J’avais aperçu des choses étranges lors de tempêtes. Quand on dépassait ses limites, les hallucinations étaient fréquentes. J’étais reposée, sobre, et je n’arrivais pas à expliquer la sagesse d’une enfant de trois ans.

Les bourrasques cessèrent à la treizième semaine de mon ascension. Selon mes hôtes, il ne restait plus qu’une vingtaine de jours avant les premiers flocons. J’étais remontée à bloc. J’avais interrogé chaque habitant sur la météo, les possibilités de vents, de pluies et de neiges futures. Tous serinaient que les derniers instants de l’été étaient les plus agréables, sans averses ni rafales. Les températures descendaient progressivement vers le point de congélation. À condition de courir, j’atteindrais la capitale avant l’envol de la navette spatiale. L’équipage m’attendrait, m’avaient juré mes amphitryons. Néanmoins, dès que je pus sortir le nez dehors, je n’eus d’yeux que pour le Sumeru. J’étais venue pour le vaincre et je ne repartirai pas sans l’avoir terrassé. C’était animal. Je devais le défaire. Les adieux furent brefs. Je promis, s’ils me le permettaient, de passer l’hiver avec eux. Ils ne me répondirent pas. Cela coulait de source. Je ne pensais qu’aux séquences que je pourrais en tirer. Je ne réussis pas à trouver Chokyi, seuls les deux nourrissons étaient attachés au rouet, calmes, babillant. La forteresse tout entière s’ébroua de longues minutes à la chercher. Ce fut avec une pierre à l’âme que je recommençai mon ascension. J’aurais voulu la serrer dans mes bras, ébouriffer ses cheveux noirs, lui expliquer, en pure perte, encore une fois, pourquoi cette ascension était primordiale. Elle ne saisissait pas que l’on puisse gagner sa vie en escaladant des montagnes, et encore moins, que je puisse constamment enregistrer tout ce que je voyais. Lorsque mes canaux lacrymaux se remplirent, triste, ma première inquiétude fut pour les images floues que je capturais. Mon reportage se devait d’être parfait.

Lorsque j’aperçus Chokyi, après vingt minutes de marches, mon cœur s’emballa. Elle était assise en tailleur, sur un gros rocher rond qui surplombait le chemin. Elle avait enfilé ses plus beaux atours, une robe violette avec un pashmina rose qui lui couvrait les épaules. Elle ne me laissa pas le temps de placer un mot.

« J’ai longuement réfléchi. », vocalisa-t-elle de sa voie posée. « Personne ne comprend pourquoi tu t’acharnes à gravir le Sumeru. Nous sommes trop polis pour le dire, tout comme tu es trop gentille pour énoncer ta vérité sur nos croyances. Je ne pourrais pas te convaincre, mais je te le demande. Lorsque tu seras au pied de la deuxième falaise, que le sentier s’arrêtera pour de bon, et que tu voudras aller plus haut que nous ne sommes jamais rendus, n’escalade pas la paroi. Contourne-la pendant une heure, puis tu feras ce que tu dois faire. »

« C’est vague une heure. Comment saurai-je que je suis arrivée ? », m’enquis-je, interloquée. « Que devrai-je faire ? »

« Tu sauras. », répondit-elle de son air le plus énigmatique, puis elle sauta à bas de son caillou pour m’enlacer.

Elle pleura et, d’une voix fluette qui collait enfin avec son âge, elle m’interrogea : « Tu vas revenir ? Promis ? »

Je lui caressais les cheveux, incapable de retenir mes larmes : « Promis ! »

L’escalade commença deux jours plus tard. Le chemin n’était plus, remplacé par des barreaux d’échelles taillés dans la pierre. Il me fallut une demi-journée pour en venir à bout. Les matinées étaient glaciales. Elles se rapprochaient dangereusement du zéro degré. Une fois celui-ci franchi, les températures chuteraient en quelques jours. Je marchais sur un plateau, la dernière ligne droite. Le sentier était à nouveau présent. Il zigzaguait sur un territoire ou seules une mousse verte et des fleurs blanches subsistaient. Quelques plaques de neiges, reliquats de l’hiver, persistaient. J’aurais dû être excitée comme une puce, enregistrer des capsules audio et sensitives débordantes de fierté. J’étais anxieuse. Je me demandais ce qu’avait bien pu vouloir dire Chokyi. Je ne pouvais pas en parler à la caméra, cela anéantirait mon image d’alpiniste dure à cuire. Cela me terrorisait plus que l’escalade. Ce n’était qu’une montagne de plus.

Le chemin cessa. Un pan vertical le remplaçait, trois ultimes kilomètres d’ascension, dix mille pieds avant la consécration. Je cherchai mes marques pour attaquer le mur. Je grimpai quelques mètres, mais j’avais fait une promesse à Chokyi. Nous étions en milieu de journée. Je souhaitais amorcer la paroi aux premières lueurs de l’aube, pour bénéficier d’un ensoleillement maximum. Je pouvais bien marcher une heure, jusqu’à bouddha savait quoi. Il ne me fallut que vingt minutes, une heure pour des jambes d’enfants, pour comprendre. Au milieu de la mousse se dressait un figuier des banians. L’arbre devait être aussi vieux que la colonisation. Son tronc central mesurait une centaine de mètres d’épaisseur. Il répandait ses racines aériennes sur plus d’un kilomètre carré. Sa frondaison partait de son cœur et se dépliait dans toutes les directions. Ses rameaux retombaient, générant de nouvelles radicules qui s’implantaient dans la caillasse et permettaient au feuillu de s’étendre toujours plus. Je me frottais plusieurs fois les yeux, pour m’assurer que je n’hallucinais pas. Je ne fus complètement satisfaite que lorsque je pus sentir son écorce sous ma paume. Que faisait-il là ? Ce n’était pas une espèce indigène. Comment survivait-il à la gravité et au froid ? Des fruits pendaient à ses branches, de splendides et juteuses figues mauves. Seules de petites baies rouges auraient dû recouvrir ses scions. J’en pris une et mordis à pleines dents. Je m’assis contre une racine aérienne, plus grosse que moi et dévorai plusieurs autres figues. Elles étaient délicieuses. Une brise fraîche me caressa les omoplates. Je me levai brusquement et me retournai de toutes parts, inquiète. Si des bourrasques soufflaient, c’en était fini de moi. Un bruissement d’ailes attira mon attention. Je remuais en tous sens. Kapilavastu ne connaissait pas d’avifaune. Les vents l’interdisaient. J’auscultais tous les rameaux, les oreilles à l’affût. Je scrutais les restes des figues. Étaient-elles toxiques ?

« Je suis juste devant toi. », entendis-je d’une voix croassant. « La racine aérienne sur ta droite. »

Au lieu dit se tenait un corbeau. Il ne déployait pas la grandeur de ses congénères de Stoke ou la noirceur d’un volatile de la Nouvelle Mogadiscio, mais c’était indubitablement un corbeau. Il tourna la tête, la pencha, me regarda droit dans les yeux et grailla. Ce n’était qu’une hallucination due à la fatigue. Je détournai les pupilles.

« Une fois que tu atteindras le sommet, que tu reviendras vers ton sponsor, qu’il diffusera ton émission, que feras-tu de la célébrité ? », demanda la voix.

Le corvidé s’était déplacé, sans bruit, sur une seconde radicule aérienne, un mètre plus haut. Je déglutis péniblement. Cela devait être les figues. Il n’y avait pas d’autres explications.

« En quoi gravir une montagne est-il important ? Qu’est-ce que cela t’apporte ? Une fois que tu les auras toutes vaincues, que feras-tu ? », ajouta-t-il. Il chuchotait à mes oreilles, comme un oiseau sur mon épaule.

Je voulus fuir. Ce que j’aurais fait si je ne m’étais pas encoublée. Je chus.

« Est-ce la question ou ma forme que tu crains ? », m’intima-t-il.

Mon crâne tapa le sol. Je perdis connaissance. À mon réveil, la nuit s’était installée. Les étoiles illuminaient le ciel. Je les observai, couchée sur le dos. Je souris devant ce magnifique spectacle. J’avais varappé sur des centaines de pics, mais rien n’égalait cette beauté nocturne. Depuis quand ne m’étais-je pas arrêtée pour m’en délecter ?

« Cela fait trois années, sur le versant sud du mont Matsumoto, sur Sarrangola. », entendis-je croasser. Je voulus me lever, mais ma tête tournait.

Le corbeau sauta sur mon torse. J’étais pétrifiée. Son bec acéré divagua à quelques centimètres de mes yeux. Je sentis ses serres sur ma poitrine.

Il retourna sur la mousse. Je pus me relever sur mes coudes.

« Tu n’as pas répondu à ma question avant de t’évanouir. Pourquoi escalades-tu ces monts ? Lorsque tu as commencé, c’était une excuse pour fuir tes parents, mais pourquoi continues-tu ? »

Je me tâtais le poitrail. J’espérais trouver sur mon chandail une maille filée, qui certifierait que je n’étais pas victime d’hallucination. Ce fut en pure perte.

« Alors ? », entendis-je.

J’appuyais mes paumes sur mes oreilles. La voix n’en fut pas altérée. Je finis par rétorquer, excédée : « Parce que c’est mon métier ! »

« Un maçon construit des murs, mais il le fait parce qu’on le paie, qu’il affectionne empiler des pierres ou qu’il désire rendre service, pas parce que c’est sa profession. », riposta la voix.

J’allais hurler que j’appréciais cela et que je voulais retrouver ma solitude, mais je m’arrêtai. Le son mourut dans ma gorge. J’escaladais des sommets. C’était mon métier. Telle demeurait la vérité. Je marchais par pur automatisme. J’avançais, car on me payait. Je fuyais en montagne, car j’aimais la liberté qu’elle procurait, mais quelle liberté trouvais-je à courir après une émission, mon appartement, mon standard de vie ?

Nous galopions tous après quelque chose. Quels étaient les maçons heureux ou les enseignants qui ne plongeaient pas vers la dépression ? Même mes charmants hôtes avaient leurs obligations. Nous devions tous manger. Grimper des parois était ma manière de le faire.

« As-tu vu une personne malheureuse dans ton ascension ? », demanda la voix.

Elle écoutait mes pensées. C’était la seule solution envisageable avec les hallucinations.

« Non ! », rétorquai-je.

« La communauté offre le voyage d’exil à tous ses membres qui le souhaitent. Certains reviennent. Ils se rendent compte que leur bonheur est ici. D’autres dénichent leurs joies ailleurs, mais tous essaient. » Je trouvais le ton condescendant.

« Le bonheur n’est pas fait pour tout le monde ! », hurlai-je.

Le silence me répliqua.

Je me levai et courus vers le tronc principal. Je voulais le frapper le plus fort possible de mes poings. Ce que je fis. Exténuée, les mains endolories, appuyées à un fut d’une centaine de mètres de large, je dépouillais mon corps de ses larmes.

Le corbeau réapparut.

« Tu n’as toujours pas répondu à la question. Pourquoi escalades-tu les montagnes ? », croassa-t-il.

Je regardai dans le vide. Des milliers de mots traversèrent mon esprit. Le soleil forcit, se coucha et se hissa à nouveau. Aucune pensée cohérente ne quitta ma psyché. Je bus et mangeai par automatisme. J’étais abrutie. Je ne sus pas si je prononçais ces phrases ou si elles demeurèrent coincées dans ma gorge.

« J’aimais le sourire qui s’élargissait sur mon visage, la sensation d’apercevoir quelque chose de magnifique, de communier avec moi-même. J’adorais que les autres voient ce sourire, qu’il soit contagieux. Qu’ils s’oublient. Qu’il ne reste plus que la beauté de la nature. Voilà pourquoi j’escaladais des montagnes. »

Je me sentais honteuse. On ne méritait pas de conquérir des sommets pour de telles raisons. On ne devait l’atteindre que pour marquer l’histoire ou, par défaut, pour nourrir sa famille et non pas par pur plaisir. Ce n’était pas recevable.

J’ouvris mon sac, je sortis le drone. J’hésitais à le lancer contre le tronc, à le réduire en miettes. Cela n’aurait rien changé. J’aspirais à devenir respectable. Les personnes de bon aloi ne centrent par leur vie sur leur futilité égocentrique.

J’appuyai ma tête contre le fût, regardai l’astre du jour percer les branches et les racines aériennes. Un sourire apparut sur mes joues. Il fut timide, puis il accapara tout l’espace disponible. Je voulais observer cet arbre avec Chokyi et à Dorji. Je désirais me délecter de leurs visages s’illuminant devant ce spectacle.

Je me levai, tournai le dos à la paroi, pour profiter des rayons du soleil, puis je partis gravir un sommet. Le sourire qu’exsuda mon corps sur l’ultime pointe fut plus libérateur que le plus puissant des orgasmes.

La descente, jusqu’à la fortification en forme de lotus, devint une aventure en soi. Les premiers flocons tombèrent alors que je me pourléchais de la vue du haut de la canine. Ce fut une course entre la neige et mes pas. Je finis par gagner, avec quelques secondes d’avance. À mon arrivée, les portes étaient presque bloquées par le froid.

Chokyi se jeta dans mes bras et je lui offris une figue que j’avais cueillie spécialement pour elle.

« L’été prochain, je te montrerai pourquoi j’escalade des montagnes. Tu grimperas avec moi et tu comprendras. », lui dis-je.

Elle m’embrassa sur la joue, d’un sourire dont je souhaitais me délecter le plus souvent possible.

« Comment se nomme le corbeau ? », demandai-je innocemment.

« Bhusunda », me répondit-elle en me tirant par la main pour me présenter sa dernière réalisation sur sa machine à tisser.

Si vous désirez lire cette novella sur papier ou l’offrir, vous pouvez la commander, en version papier, avec des illustrations intérieures à cette adresse.

Initialement publié aux Editions Voyel, 2015, dans l’anthologie De la corne du Kirin aux ailes du Fenghuang

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