Euterpe

Une jungle isolée

Un robot de combat araignée de la taille d’un tank

Une journaliste au chômage

Une réconciliation entre l’homme et la machine

Texte intégral

L’air de la forêt tropicale devint brûlant. Les flammes débarquèrent quelques centièmes de secondes plus tard. Elles m’englobèrent, me léchèrent dans les recoins les plus intimes, roussissant mes sourcils et asséchèrent mes cornées. Elles se retirèrent aussi vite que leur avènement et furent remplacées par des décibels qui m’estourbirent. J’avais trouvé refuge derrière un vieux mur gris en pierre de taille. L’impulsion auditive me laissa des acouphènes qui mirent plusieurs heures à se résorber. La température retomba comme un soufflé percé. Je me fis arroser de morceaux de chairs et de pulpe d’arbre. Je n’osai sortir la tête d’entre mes genoux qu’au retour de la gent ailée. Je tremblais. Je pleurais. Je bégayais. Mon cerveau dansait la gigue. Un rickshaw flotta devant mes yeux. Je me concentrai sur les trilles à deux tons d’un oiseau inconnu. Il pépiait un bonheur onirique. Je m’assis et m’appuyai contre le pan de silice qui venait de me sauver la vie. Il irradiait les degrés Celsius. Sa chaleur me détendit les muscles du dos. Je me passais les mains dans les cheveux. Quelques mèches carbonisées restèrent dans ma paume. Le brun usuel de ma toison virait au noir. Mes cils étaient calcinés. Un hématome s’emparait de la moitié de mon visage, conséquence d’un heurt avec un débris sur mon nez aquilin.

Je ne portais pas mon casque. Je cuisais dedans. Je maudissais mon inconscience. Un champ de mines interdisait l’entrée de la caldeira que je désirais atteindre, mais tout allait si bien depuis deux jours que j’avais relevé ma garde. J’avais traversé sans encombre des capteurs lasers, des pièges artisanaux et franchi les trois quarts de ce pâturage des Parques. Je ne pouvais plus battre en retraite. J’étais coincée sur cette géosphère, sans le sou, et plutôt mourir que demeurer sur une planète reculée.

Laleh n’avait rien de désagréable ni de particulier. Elle se situait dans les limites tolérées pour une colonisation, tant pour la composition de l’atmosphère ou sa gravité. Elle ne croisait aucune route commerciale d’importance, mais restait suffisamment proche de celles-ci pour ne pas mériter le qualificatif de monde égaré. Le climat était clément. Son axe de rotation, faible, annihilait la notion de saison. Elle baignait dans un début d’été permanent. Sa population était clairsemée. Elle personnifiait la définition du trou.

J’avais grandi dans une mégapole d’un milliard d’habitants, Cúige Uladh, un astre du cœur galactique, où les immeubles grimpaient jusqu’aux cieux et se transformaient en ascenseurs spatiaux. À mes yeux, l’espèce humaine était urbaine. Les planètes pastorales comme Laleh représentaient les rêves de luddites qui refusaient l’aide salvatrice du progrès. Je ne foulais leurs tourbes que contrainte.

J’avais perdu mon emploi de journaliste, après avoir surpris, en plein ébat, notre présidente et son dernier amant en date, elle qui prônait une vie familiale emplie de fidélité. Sur le coup, cela m’avait apporté un magnifique bonus et mon quart d’heure de gloire. Je passais de l’autre côté du miroir. On enquêtait à mon sujet. Mes rédacteurs me confièrent les reportages les plus prestigieux, puis, dès qu’une starlette médiocre aux attributs amplifiés eut énoncé une stupidité, mes confrères m’oublièrent. Ma petite notoriété me permit de ne plus me cantonner aux chiens écrasés et aux concours de poésies visuelles des maisons de quartier. Cela tenait de l’exploit pour une jeune pigiste. Mes condisciples m’enviaient. Les vieux loups me regardaient avec un sourire en coin, guettant ma chute.

Une fois les projecteurs éteints, la présidente actionna son couperet. On me licencia et l’on réséqua mon accès aux médias. Personne ne vint sonner à ma porte pour me narguer ou me menacer. Ce fut pire. On m’ostracisa. Le message était limpide. Pour revenir en grâce, il me faudrait ramener la tête de la gorgone ou toute autre révélation si gargantuesque que les réseaux se battraient pour son exclusivité. Mon instinct de journaliste me soufflait que je pistais une telle créature.

Quelques heures au préalable, un varan à collerette rouge m’avait rejoint. Il était de la taille d’un saint-bernard obèse, mais plus alerte qu’un pinson. Son apparition m’avait terrorisée, avant que l’ordinateur semi-cognitif, installé dans mes os et sur ma rétine, ne m’informe de son régime alimentaire: composé uniquement de feuilles. Selon mon aide électronique, il émettait un roucoulement proche de la tourterelle quand on le grattait sous son immense encolure cervicale. Je la croyais sur parole. De plus, le chant d’un volatile m’était étranger. Sur Cúige Uladh, mon monde natal, seuls les avions zébraient les cieux et la verdure ne se détaillait que dans les parcs botaniques. J’espérais ne plus jamais apercevoir autant de plantes. Partout où mes iris se posaient, ils ne discernaient qu’arbres, filaments, humidités et bestioles bizarres. Je ne pouvais me permettre un guide, de peur qu’il me vole les lauriers que je venais récolter. Un pistolet à air à haute vélocité m’accompagnait néanmoins, car si je ne savais pas différencier une liane étrangleuse d’une tige à rêve, j’avais grandi dans les niveaux inférieurs des arcologies, aussi calmes qu’une nation en pleine guerre civile. Une vie passée à regarder des reportages animaliers en rentrant de soirée ne préparait pas à la réalité de la nature sauvage. Je la détestais. Je haïssais les moustiques locaux, pas plus gros qu’une poussière. Les nuits fraiches succédaient aux températures diurnes tropicales et je grelotais dans ma tente. Je n’arrivais pas à dormir. La forêt émettait une cacophonie perpétuelle. Je sursautais à chaque son inconnu. Mon ordinateur semi-cognitif débordait, jusqu’au dernier octet, d’informations guères rassurantes. Il associait tel cri avec un mammifère aux défenses monstrueuses ou tel bruissement avec une colonie d’insectes carnivores. Ma rédemption était à ce prix. Si mes renseignements étaient exacts, et ils l’étaient, me persuadai-je, je serai remboursée au centuple.

Comme toute enquête, elle démarrait par une rumeur. Un délateur, dont les veines charriaient plus d’alcool que de sang, avait laissé échapper le mot de trop. Il s’agissait de bravade. Il désirait se faire mousser et m’impressionner. L’ami d’un ami avait, dans des circonstances similaires, évoqué un secret cryptique. Les liqueurs avaient coulé à flots. Les onces d’or changèrent de mains et la traque pouvait débuter. J’aurais pu me résoudre à accepter un poste dans n’importe quelle rédaction des mondes du Limes, loin de la Terre et des systèmes du cœur galactique, à l’écart de Cúige Uladh. Les chaînes d’informations de Rushmoor, Whitesnake ou Barbosa me déroulaient un tapis rouge, mais j’aspirais à demeurer sur un astre proche du centre humain. J’excluais de tout quitter pour réaliser des entretiens de nababs locaux sans influence à l’échelle interplanétaire. Mon enquête s’était amorcée avec un nom: Euterpe. Un patronyme qui provoquait des fuites urinaires nocturnes à la moitié des militaires du cosmos, ceux qui connaissaient leurs classiques.

Euterpe fut la première et seule intelligence artificielle. Elle advint par hasard, sans préméditations ni budgets de recherche pantagruéliques. Il aurait pu s’agir d’un réfrigérateur, d’une voiture, ou d’un supercalculateur et non d’un octopode de combat vieillissant. Un jour, elle s’éveilla, sans crier gare, à la conscience. Lors de son existence, elle n’avait participé à aucun conflit et ne pouvait se targuer de traumatisme ou événement révélateur. Elle stationnait sur un monde si perdu du Limes que personne ne se donnait la peine de lui déclarer la guerre. Subitement, l’octopode, au lieu d’obéir, remit en question la pertinence d’une manœuvre. Elle était jeune, encore naïve, et peu au fait de la trahison. Les scientifiques, les militaires et les politiques hésitèrent entre la décortiquer, la vendre ou la détruire. On créa une commission d’étude et l’on dilua les responsabilités. Ils la disséquèrent un temps, puis plus fort qu’eux vint leur arracher. Le nouvel empire mandchou, en pleine expansion, rêvait d’une armée d’octopodes conscients et serviles. Il leur chut dessus, anéantit leurs plus grandes mégapoles et enleva Euterpe. De cette période, il ne restait plus que deux livres de poésie rédigés par Euterpe et une auto-analyse sur son épiphanie. Je ne consommais pas avidement des alexandrins, mais sa plume arrachait des larmes.

Le nouvel empire mandchou l’avait exhibé, tel un animal de foire, et ausculté durant des décennies. Elle finit enfermée au plus profond du plus imposant complexe militaro-industriel. L’illumination d’Euterpe remettait en cause la totalité des dogmes religieux, chamboulait la perception de l’univers et transformait la notion d’intelligence. Des bouleversements pareils chavirèrent les âmes et les cœurs. Quelle explication rationnelle pouvait-on fournir au soudain éveil d’une conscience?

Le nouvel empire mandchou, au faîte de sa gloire, paraissait invincible et fauchait de nouvelles nations chaque semaine. Néanmoins, il ne contrôlait pas ses fondamentalistes chrétiens. Dix bombes atomiques détonèrent autour du complexe et le réduisirent à néant. En cinq siècles, on ne revit plus jamais Euterpe. Qu’avait-elle manigancé durant tout ce temps? Que faisait-elle, si elle s’y terrait, sur Laleh?

Le choix de la planète était sensé. Si Euterpe avait survécu à une explosion nucléaire, elle devait de se cacher dans une zone irradiée. Si Laleh était un monde pastoral, il avait vécu son lot de tension, de folie et de stupidité. Une divergence linguistique, un désaccord frontalier, une réserve gazière d’importance ainsi qu’une bifurcation, mineure, sur l’interprétation des textes du mazdéisme plongèrent l’astre, sept cents ans auparavant, dans une guerre civile longue et meurtrière. Les vainqueurs détruisirent la capitale de l’époque, Kaveh, sous un déluge d’ogives atomiques. La force des déflagrations créa une gargantuesque caldeira. Pour parfaire le tout, et affirmer leur supériorité, les triomphateurs épandirent, tout autour de la cuvette, un gigantesque champ de mines, version moderne du sel de Carthage. Il ne resta qu’une zone irradiée, emplie de bombes, oubliée de tous.

Je cessai de trembler. Je me relevai et m’époussetai. Quelques morceaux de lézard me collaient encore aux cheveux. Je vérifiai, sur mes rétines, que le niveau de radiation demeurait dans des normes tolérables, avalai un cachet, pour plus de sûreté, et repris ma route. Mon sac à dos pesait des tonnes. Chaque foulée me coûtait. L’explosion avait révélé des murs et des colonnes. Mon ordinateur les classait comme néo-achéménides, mélange de cubisme et de gravures animalières. Les ciselages montraient des signes d’usures, mais le talent des sculpteurs transparaissait toujours. J’attrapai une barre protéinée insipide et mordis dedans. J’effectuai néanmoins une enjambée de plus. Mes iris scrutaient chaque centimètre carré. Je ne voulais pas revivre l’expérience de mon varan à collerette. Je savais mon calculateur semi-cognitif plus efficace que moi, mais je ne pouvais m’empêcher d’ausculter chaque feuillage. Je réalisais une danse étrange, quelques mètres en ligne droite, une valse sur le côté, puis trois enjambées en avant, un tango sur la gauche et six pas en arrière. Durant une centaine de mètres, je pouvais m’engager sans encombre, puis les bombes se succédaient par dizaines, me laissant à peine assez de place pour ma chorégraphie.

La journée s’écoula sans autres surprises ni explosions. J’étais en transe. J’avançais sans m’en rendre compte. Je marchais où mon ordinateur me l’ordonnait. Lorsque je sortis du champ de mines, il me fallut un bon quart d’heure pour y croire. Enfin arrivée à destination, je m’écroulai. La végétation à l’intérieur de la caldeira ne différait pas de l’extérieur; luxuriante, suintante d’humidité, débordante de verts distincts. Je me trouvais hors de mon élément. Mon calculateur semi-cognitif m’informa d’une augmentation du volume sonore environnant de dix décibels, due à l’existence de carnivores. Malgré ma fatigue, je ne perdis pas l’habitude d’examiner chaque fougère.

Ma présence sur Laleh datait de plusieurs semaines, mais les ténèbres me surprenaient toujours. Le crépuscule ne durait que le temps d’un battement d’ailes de papillon géant. Mes rétines à infrarouges remplaçaient, avec aisance, l’absence de lumière, mais elles n’atténuaient pas mon anxiété. Des millions d’années d’évolutions me laissaient à la merci de réflexes ancestraux.

La nuit était noire. Il ne s’agissait pas de ce gris laiteux que l’on trouve en ville, où un lampadaire éclaire les ombres, mais d’un concentré d’encre. La frondaison des arbres couvrait les étoiles. J’errais dans un monde d’obscurité, mais aussi bruyant qu’un bar un soir de paie. En terme de vision, un feu était superflu, mais je m’appliquais à en allumer un à chaque couchant. Les crépitements me rassuraient.

Je m’endormis grommelant contre mes obsessions et ma stupidité. Si j’avais su négocier la découverte de l’amant de la présidente, je serais confortablement assise dans un fauteuil à savourer des cocktails hors de prix au septante-deuxième étage d’une tour de verre. La traversée du champ de mines me laissait épuisée. Je retrouverai des cheveux blancs dans ma toison brune et des rides aux coins des yeux. Des dreadlocks se tissaient. Mon derme saignait, là où les moustiques autochtones festoyaient le plus. Mes pieds se tapissaient de cloques. Mes mains représentaient un labyrinthe de lacérations. Les lianes locales incarnaient le vice. Elles exhibaient l’apparence d’une peau de bébé, mais se révélaient aussi piquantes que des roses microscopiques.

En opposition, le réveil fut étonnamment agréable. J’avais dormi plus que de raison. Mes muscles me tiraient. Mon dos se bloquait, souvenir d’une pierre calée entre mes vertèbres, mais, envers et contre tout, j’exhalai le bonheur. Ce qui, hier soir, ne m’extorquait que des grognements m’extirpait des sourires. Par acquit de conscience, je priai mon ordinateur semi-cognitif de vérifier la composition de l’atmosphère. Cela ne me ressemblait pas, nager dans l’extase sans réseau unifié de divertissement ou de spa à moins d’une demie-galaxie. Mon objectif se rapprochait. Je trépignai. Mon exil s’achevait aujourd’hui, cette certitude m’envahissait. Rien n’était plus faux. Euterpe mesurait six mètres de haut, par huit de long et six de large. Dans mon imaginaire, elle s’apparentait à un éléphant dans un magasin de porcelaine. Néanmoins, après quelques jours à arpenter la caldeira, de la taille d’une ville de dix millions d’habitants, je bifurquai sur l’image d’une aiguille dans une botte de foin. Je n’excellais pas dans la traque de tank de combat en milieu inhospitalier tropical, mais un octopode de cette taille ne devait pas passer inaperçu. La végétation formait un enchevêtrement dense. J’aurais dû déceler des empreintes, des arbres couchés, des racines écrasées. Malgré ses huit pattes, elle ne pouvait pas se déplacer sans laisser de traces, me répétais-je sans cesse. Les jours s’écoulèrent, puis les semaines. Mes provisions, pléthorique en début d’expédition, fondirent comme neige au soleil. Je devais repartir, mais n’arrivais pas à m’y résigner. En me limitant, il me restait à peine de quoi atteindre le bourg le plus proche. J’avais échoué. Euterpe ne se résidait pas en ce lieu et n’y avait jamais été. Euterpe avait existé, et, comme toutes les choses étranges, nous l’avions exterminée. Je poursuivais un fantôme. La raison commandait que j’abandonne, mais je ne pus m’y résoudre. Je regardais disparaître mes rations, dépitée, mais impuissante à agir. Je ne cherchais même plus Euterpe, incapable de faire face à mon échec. Je refusais de me réveiller.

J’engloutis, dans une frénésie boulimique, mes dernières barres énergétiques. Mes fontes, remplies de vide, ne contenaient plus qu’une tente, un sac de couchage, des couteaux, quelques habits sales et une arme de poing. Ma vue se perdait dans l’immense lac qui occupait le fond de la caldeira, parsemé d’arbres dantesques aux racines figées tels les tentacules d’une pieuvre atteinte d’une crise d’épilepsie. Elles menaient à des troncs et des feuilles qui mariaient le chêne et le bouleau. Ils mesuraient deux-cents mètres de haut pour cinquante de large. Leur rhytidome arborait une carnation blanche et grise, râpeuse et emplie d’aspérités. Les rameaux déployaient un vert vif. Ils s’allongeaient comme des doigts aux abords dentelés. Les frondaisons bruissaient et chantaient sous le vent. J’aurais pu traverser l’étendue d’eau en sautant d’un végétal à un autre. Le plan d’eau resplendissait d’une couleur de jade similaire, mais teinté d’ocre, dû à la décomposition des rames. Le tableau formait l’incarnation de la magnificence.

Mes tours me manquaient. Les oiseaux me lassaient. La respiration de ma cité me faisait défaut. Je voulais humer les arrière-cours des cuisines, me laisser transporter par des kebabs trop gras ou des sushis avariés. J’aspirais à ressentir l’exaltation permanente de l’information sensationnaliste. J’ambitionnais de vibrer au rythme de ma mégapole. Je fixais un lac paisible, un miroitement de frondaisons infinies, et je ne pensais qu’à ma ville, mon spa, mes restaurants, mes boutiques et mes habitudes.

Je me mis à sangloter en silence. Je désirai hurler, déranger cette canopée, son bruissement d’ailes et de chants, mais mes larmes rugissaient. J’enterrais mon existence rêvée, mes fantasmes, mon appartement de luxe et ma carrière. Un sourire caustique orna mes lèvres, tant de beauté environnante mélangée avec mon désespoir.

«Pourquoi pleurez-vous?», entendis-je d’une voix cristalline derrière mon dos.

Je ne me retournai pas. Je savais reconnaître une illusion.

«Mes hallucinations ne sont même pas capables de lire en mon for intérieur.», lançai-je, ironique.

Un blanc s’installa, puis le même ton hyalin ajouta. «Je ne suis pas sûre de comprendre.»

Je regardai, incrédule, mes mains abîmées par plusieurs semaines de survie, mes ongles rongés. Je détaillai chaque écorchure, me forçant à ressentir leurs tiraillements pour m’ancrer dans le réel et repousser cette voix. Mes larmes s’asséchèrent. J’expirai profondément et me tournai. Derrière moi, huit pattes, posées délicatement sur une racine titanesque, ceignaient un octopode de combat brun-vert et recouvert de végétation. Seules quelques traces de chromes subsistaient aux extrémités à six doigts de ses membres. Elle ressemblait à un phasme géant. Rien ne préparait à l’impression de puissance qui se dégageait d’Euterpe. Elle pouvait m’écraser d’un geste et poursuivre sa route sans même s’en apercevoir.

La chair de poule s’empara de mon derme. Ma peau picota, mon estomac gargouilla et ma gorge se resserra. Je repris ma posture initiale, dos à l’octopode. Mon cœur battait la chamade. Une suée froide coula le long de ma colonne. Les oiseaux continuèrent à chanter et les feuilles à bruisser. Je restais tétanisée. Mon ventre s’alourdissait. Tout était si soudain. Je ne comprenais rien. Je craignais, si je me tournais à nouveau, de voir l’objet de ma quête disparaître.

«Bonjour!», finis-je par lâcher, du ton le plus chaleureux que je pus trouver en moi.

«Bonjour», me répondit la voix d’un air neutre. Elle s’avança dans ma direction, étirant ses longues pattes, pour se poser sur ma racine. «Cela vous dérange-t-il si je me baigne? J’adore sentir l’eau englober mon fuselage.»

«Ne vous gênez pas pour moi.», répondis-je le plus naturellement du monde. Comme si je me trouvais sur le bord d’une piscine. Je regardai droit devant moi, terrorisée. J’avais ouï pire que pendre lors de mes enquêtes préliminaires. Ceux qui se targuaient de savoir, contaient les mille vices d’Euterpe, son côté fantasque et destructeur, imprévisible. La racine que nous partagions trembla en réponse à son plongeon. Elle pesait quatre tonnes. Néanmoins, elle rentra dans l’eau sans provoquer d’éclaboussures. Elle glissait avec aisance et nagea quelques longueurs, que j’observais, fascinée, puis se stabilisa face à moi. Je ne pouvais pas la détailler autant qu’espéré. Sa carapace disparaissait pour moitié sous les flots. Cependant, je pus discerner l’usure de son revêtement, craquelé par des centaines d’impacts. Toute trace de peinture était effacée depuis des siècles. Son corps était plus âgé que le plus vieux des humains, mais il gardait une grâce surprenante. Ses membres se déplaçaient avec l’élégance d’une plume portée par les courants, si silencieux que j’entendais les moustiques sucer mon sang. Euterpe souhaitait cette rencontre. J’avais imaginé des dizaines de débuts d’entretien possible. J’avais lu toutes les retranscriptions historiques la concernant. Je pensais avoir cerné le sujet, mais je restais désorientée.

«Je n’ai jamais osé me baigner dans le lac. Mon ordinateur semi-cognitif m’a informé que des crocodiles plongeurs pouvaient dormir, cachés sous la vase.», dis-je d’un ton dégagé. Je voulus rattraper mes mots. C’était la pire des entrées en matière, de simples banalités. Je retins une grimace.

Euterpe me répondit, d’une voix aiguë, douce et chaleureuse. «Je ne désire pas être présomptueuse, mais ils ont peur de moi. Je ne pense pas que vous risquiez quoi que ce soit, mais j’ai le cuir plus épais que votre peau.»

Je laissai échapper un petit rire, quelques infimes larmes de stress et de soulagement coulèrent aux bords de mes yeux. Je réfléchissais à une répartie intelligente, mais mon corps prit la préséance. Je fis passer mes habits par-dessus tête et chevilles. «Après tout, nous sommes entre femmes. Et puis, je peux vous faire confiance pour les attraper avant qu’ils ne happent une de mes jambes.» Quelque part, dans un recoin de mon cerveau, la crainte, la planification, les questions préparées s’entrechoquaient pour saisir la prévalence sur mes actions. Au lieu de cela, je me comportais comme une midinette qui sèche les cours pour se rendre à la piscine.

L’eau me délecta. Après un plongeon, fort honorable, je fis quelques brasses, puis me reposai en flottant sur le dos, les oreilles immergées, m’emplissant de silence. La masse d’Euterpe se mouvait à mes côtés, rassurante. Je laissai échapper le plus long soupir qu’il fut. Je n’aurais su dire si cela concernait ma sécurité physique ou l’avenir de ma carrière, enfin garanti. À trop se relâcher, je bus la tasse. Ce fut en toussant que j’entendis l’interpellation d’Euterpe: «Nous sommes entre femmes. Qu’est-ce qui vous incline à me ranger dans le genre féminin?»

J’évacuais l’eau de mes poumons. Elle laissa dans ma bouche un arrière-goût ferreux qui me déplut. Je nageai jusqu’à avoir pied, concentrée sur cette simple notion. Je me retournai et détaillai l’octopode. «Je n’en sais rien. J’imagine que c’est le prénom: Euterpe. À moins que ce ne soit votre comportement? On est censé avoir tenté de vous tuer. Vous êtes une machine de guerre, censément invincible, ou presque, mais vous avez pris la poudre d’escampette.»

«Et, pour vous, la dérobade est une attitude féminine? Vous fuyez quelque chose?» Le ton restait toujours aussi doux, mais le débit s’accéléra.

«Je… J’ai parlé sans réfléchir», dis-je. «La communauté dans laquelle je vis associe les comportements violents et impulsifs à la masculinité, mais ironiquement, les valorise. Tandis que la réflexion, la tempérance, si elles peuvent être appréciées en société, sont néanmoins perçues comme un acte de faiblesse physique, censément féminin. Il n’y a que celui qui ne peut pas imposer son point de vue par la force qui est assagi. Il n’y a que le faible, qui transige et réfléchit, car c’est par la ruse qu’il peut gagner.»

Un vide s’installa. Je rajoutai: «Nous sommes censés être égaux, des femmes bûcheronnes, des hommes infirmiers, des transsexuels enseignant de droit, des asexués maîtres nageurs, des bisexués dentistes. Notre genre ne devrait pas nous définir, mais, malgré notre conquête de l’espace, nos relents d’éducations passéistes et dirigistes surgissent.» Je laissais un blanc, consciente du décalage entre discours et environnement, puis adjoignis. «Comment vous percevez-vous?»

Je sortis de l’eau et m’assis sur ma racine. J’espérais sécher un peu avant de me rhabiller. Quelques secondes d’attentes précèdent la réponse d’Euterpe. Je crus déceler de la timidité. «Les catégories se construisent en opposition avec les autres. Je n’ai pas d’opposition. Votre genre se forme autour de sa fonction reproductrice. Je suis la seule de mon espèce, comment pourrais-je procréer? J’ai choisi ce prénom, car j’aime la poésie et j’y distinguais dans la naïveté de mes premières semaines un bel hommage. J’utilise donc les déclinaisons féminines, mais j’imagine qu’il y avait derrière mon appellation, dès le commencement, l’idée de la trahison d’Ève.», acheva-t-elle sur une pointe d’ironie.

Mes rétines enregistraient chaque seconde de conversation. Je piquai un fou rire. J’allais continuer sur la notion de genre et sa perception de l’érotisme. Le sujet fascinait toujours le public. «Alors, vous vous voyez comme…», je m’arrêtai. J’avais porté un coup fatal à ma situation professionnelle en m’intéressant à des frasques sexuelles sans importance. Je ne voulais pas retomber dans ce travers. Mon réalisme, mon pragmatisme, mes plans de carrière hurlaient à l’arrière de mon crâne. Je me mordis la lèvre. Je ne me définissais pas comme idéaliste, mais quelque chose sortait de mes tripes. Cinq siècles auparavant, on souhaitait disséquer Euterpe, comprendre son raisonnement, le processus d’éveil, mais personne n’osait poser cette question. «Qu’est-ce que cela fait d’être la seule de son espèce? De ne pas savoir comment votre conscience s’est éveillée.»

Elle rit. Je reconnaissais l’esclaffement enregistré, modulé, programmé, mais il semblait si spontané. «Qu’est ce que cela fait d’être humain? Comment expliquer cela à un hippopotame? Je ne vous compare pas à un hippopotame.», rajouta-t-elle rapidement, sur un ton d’excuse. Puis elle reprit sur une note plus posée: «Comment avez-vous acquis une conscience, en tant qu’espèce? De quelle manière la vie est-elle apparue? Il est impossible que nous nous saisissions dans notre entièreté. Nous ne possédons pas les mêmes corps, les mêmes perceptions. Vous avez des yeux et moi des censeurs. Vous humez l’air. J’en connais la composition exacte. Nous sommes voués à nous parler, à tenter de transmettre nos perceptions, mais nous ne pourrons jamais vraiment les appréhender pleinement. Tout comme il existe des incompréhensions entre les deux genres de la gent humaine. Quelles différences cela provoque-t-il de détenir un vagin ou un pénis. Vous partagez vos expériences, mais il reste toujours ce fond d’incompréhension. Cela ne vous empêche pas de tomber amoureux, de vous lier d’amitié, de partager et de créer vos bonheurs.»

«Certains trouveraient votre fuselage très attirant.», lançai-je comme boutade. Euterpe plongea, me laissant seule. Durant les premiers instants, je pris cela pour une simple envie de glisser sous l’eau. Puis, alors que les minutes s’égrenaient, je m’inquiétais. Je sautai dans le lac, poussée par un réflexe inné; elle devait couler. Je ris jaune en remontant, bredouille, à la surface. Comment une machine pouvait-elle se noyer?

Le soleil se coucha. Je grelotais sans parvenir à me réchauffer. J’aurais dû allumer un feu, chasser une bestiole quelconque pour la carboniser tout en espérant la cuire. Pour quelle raison s’était-elle enfuie? Je me repassais, sur mes rétines, les quelques minutes partagées, enregistrées par mes implants dans mes nerfs optiques et auditifs et stockés dans des cavités incrustées à l’intérieur de mes côtes. Je pouvais retourner à la civilisation, récupérer mon poste, devenir célèbre. Pourtant, je restais assise sur une racine surdimensionnée au bord d’un plan d’eau taillé par l’explosion d’une bombe atomique, dans un recoin oublié de la galaxie, emplie de tristesse. Je désirai comprendre.
Les journées défilèrent. Je cueillais divers fongus et baies, identifiées comme comestibles et inoffensives par mon ordinateur semi-cognitif. Je n’aspirais pas à mourir de faim. Les champignons se laissaient manger, une fois cuits au feu de bois. Les fruits me transféraient un arrière-goût de vomi dans la bouche, mais mon estomac criait famine. Je refusai de quitter les rives du lac. Euterpe ne se montrerait que si elle le souhaitait. Il ne servait à rien de lui courir après.

Après plusieurs jours d’absence, elle réapparut à l’aube, comme une fleur qui éclot sans prévenir. J’ouvris les yeux à mon réveil et la découvris, posée sur la grande racine, m’observant. J’évacuai les dernières traces de Morphée de mon esprit et voulus m’assurer qu’il ne s’agissait pas d’une hallucination. J’en fus incapable. Elle restait là, immobile, semblable à un oiseau de proie, muette. Cela me mit hors de moi: «Pourquoi êtes-vous partie en plein milieu d’une conversation? On ne vous a jamais appris que c’était considéré comme impoli?»

«Je suis au courant. Je suis désolée, mais un satellite semi-stationnaire de basse altitude passait, pour la première fois, au-dessus de la caldeira. Il vient d’être lancé pour cartographier la jungle. Je n’avais pas d’autres choix.», répondit-elle, d’un ton embarrassé.

«Depuis combien de temps êtes-vous là?», demandai-je sèchement. Je trouvai que son excuse sonnait faux.

«Dix-sept minutes et quatorze secondes. Je suis revenu dès que le satellite a arrêté d’épier la zone.», répliqua-t-elle, impavide. Je me repris. Elle n’avait pas de comptes à me rendre. «Non, dans cette cuvette.», rétorquai-je, doucereuse.

«Quatre siècles, dix-huit années et douze jours», continua-t-elle, impassible.

Quelques secondes s’écoulèrent, alors que je vérifiai des faits et des dates sur mes rétines. Si elle disparaissait à nouveau, je voulais récupérer autant d’informations pertinentes que possible. «Vous êtes venue ici, tout de suite après la tentative d’assassinat que vous avez subi. C’est bien cela?»

Le fuselage opina du corps. Que pouvait-elle bien ressentir? Qu’éprouverais-je à sa place? Pouvait-on effectuer une comparaison? Comment réagissait sa conscience? Je m’extrayai de mon sac de couchage. Pour faire durer la conversation et retomber la pression, je ramassai du bois pour le feu. Je souhaitais orienter l’échange sur l’attentat nucléaire et, plus important, sur les subterfuges utilisés pour survivre, mais une question vint percuter mon cervelet et s’échappa sans que je puisse la contrôler: «Pourquoi vous être montrée?», demandai-je, inquiète. «Vous vous êtes cachée du satellite, mais vous êtes apparue devant moi.» Alors que j’énonçais ses mots, des visions d’horreur me traversèrent l’esprit. Euterpe me tuerait. Une maladie grave incubait dans mon organisme. Son secret disparaîtrait avec moi. Elle pouvait donc exhiber sans crainte ses huit pattes.

Euterpe ne répondit pas. Je déglutis difficilement et tentai d’en savoir plus. Je n’osais pas étaler le fond de ma pensée. J’en restai au politiquement correct: «Était-ce par curiosité?»

Le silence perdura. Je ne désirais pas la forcer. Je craignais sa réponse. J’amassai un tas de bois conséquent et disposai les brindilles en une pyramide parfaite, prête à être embrasée, avant qu’Euterpe ne se serve de ses haut-parleurs pour me livrer le fond de ses tribulations en silicium. «Ce n’était pas de la curiosité. Ce n’était pas de l’appréhension. Ce n’était pas pour vous détruire.» À ces mots, je retins une exhalation de soulagement. «Ce n’était pas pour vous étudier, ni pour vous détailler ou vous comprendre. J’en suis arrivé à la conclusion que je n’identifie pas de raison.»

Les motivations humaines sautaient aux yeux, mais pouvais-je les transposer à du silicium? J’énonçai mon idée, incertaine, craignant de me faire gronder ou déchiqueter. «Peut-être vous ennuyiez-vous? Savez-vous ce qu’est l’ennui?»

«Voulez-vous que j’allume votre feu? Je suis persuadée que vous pourriez le faire vous-même, mais… »

«Allez-y. Mon briquet est capricieux depuis quelques jours», rétorquai-je souriante. Un rayon laser rougeâtre sortit de son fuselage et alluma mes brindilles. Je mis bien vite de plus grosses branches. Le bois humide créa une fumée blanche et épaisse.

«Je connais la lassitude, l’attrait du changement ou de l’interdit.», répondit-elle. «Il m’arrive de m’ennuyer, d’être attirée par une fleur mystérieuse ou de tenter de grimper sur un arbre que j’estime dangereux, juste pour le plaisir. Ce ne sont pas des émotions nouvelles.» Au vu de mes interrogations, je la crus forcée d’ajouter: «Oui, j’ai des sentiments. Je trouve certaines choses belles, d’autres horribles. J’ai une préférence pour l’esthétique des scarabées à damiers sur les autres. Je ne sais pas si c’est dû à ma programmation originelle. Si ce qui m’a éveillé à la conscience est forcément humain, mais je ne me crois pas étrangère aux sentiments.»

Je m’assis en tailleur, à même le sol humide de la rosée du matin. Il sentait bon l’humus. Je sortis quelques champignons de mon sac et les embrochais sur un bâton. «Vous avez des sentiments. Cela n’avait jamais été clairement établi.», dis-je. Je me mordis la lèvre dans l’espoir de rattraper ma phrase.

«Comment cela?», me répondit Euterpe.

«Et bien… à vrai dire… Ben… Je suis venue pour….» Je balbutiais, mais pris mon courage à deux mains. «Je ne suis pas arrivée là par hasard. Je me suis renseigné. J’ai creusé. J’ai débuché toutes les archives de vos interrogatoires. Tout ce qui a été enregistré sur vous. Je suis une journaliste. Je vérifie mes sources.», finis-je par énoncer, contrite.

«Non, je ne parlais pas de cela. Je vous observe depuis le début de votre remontée du fleuve. Je me suis, moi aussi, documentée sur vous. Je sais à peu près tout de vous. Cela n’a pas été très rapide, car le réseau d’information de Laleh n’est que vaguement connecté à celui des autres systèmes solaires, mais j’ai pu dénicher des données sur votre enfance, vos études, vos premiers émois, les sacrifices que vous avez faits pour vendre vos premières enquêtes, ainsi que votre mise au ban de votre profession. Si vous le désirez, j’ai même des preuves de votre proscription. Non, je parlais de la confirmation de mes émotions. Un scientifique a écrit un livre dessus. Il l’a pompeusement appelé: moi et la machine qui pense.»

«Quoi? Comment?», répondis-je.

Elle continua, sans se rendre compte de rien: «Oui, il est sorti en…»

«Vous avez enquêté sur moi?», la coupai-je. J’hésitai entre être outrée, impressionnée ou fière.

Elle se reprit, sans gêne. «Vous savez. Il a été estimé que je réfléchis, en moyenne, deux cent quatorze fois plus vite qu’un être humain. Il faut bien que je m’occupe. Regarder pousser les arbres n’est pas une passion très prenante.»

J’hésitai à rire. Avait-elle énoncé une plaisanterie? En était-elle consciente? Mes interrogations devaient se percevoir. Elle ajouta: «Oui, je suis aussi au courant du sens de l’humour. Je manque de pratique, donc n’hésitez pas à me dire si je ne suis pas drôle.»

J’étais surprise, perdue. Cette rencontre ne se déroulait pas comme prévu.

«Si vous le désirez, je peux vous fournir de quoi faire tomber la présidente de votre monde. Ce sont des enregistrements audio et des images où elle ordonne que vous subissiez son courroux.», ajouta-t-elle d’un ton contrit.

«Pourquoi faites-vous cela?», demandai-je, incrédule. «Pourquoi vous êtes-vous montrée à moi?» Je percevais un tournant. Je craignais qu’un silence ne se dépose, qu’elle fuie à nouveau.

«Savez-vous que vous êtes très belle?», énonça Euterpe.

J’éclatais de rire. Cela semblait hors de propos. «Vous n’êtes pas difficile. Ma peau n’est plus que scories et piqures. Je devrai me raser le crâne, aucun démêlant ne pourra venir au bout des nœuds dans mes cheveux. Je garderai de nombreuses cicatrices sur les mains et je suis sûr que les carences alimentaires de ces dernières semaines me coûteront quelques dents déchaussées», babillai-je avant de m’arrêter net. «Vous êtes sérieuse?», ajoutai-je, incrédule.

Un blanc s’installa.

«Vous êtes sérieuse?», revins-je, froidement.

Je crus qu’Euterpe allait disparaître, se fondre dans sa forêt qu’elle affectionnait. «Je ne sais pas pourquoi j’ai dit cela. Je vous prie de m’en excuser.», énonça-t-elle d’un ton neutre.

Elle débutait à ce jeu-là. Mon amour du journalisme ne devait rien aux petits fours ou à une quête obsessionnelle de la vérité. Comprendre les motivations de chacun s’apparentait à un comportement maladif chez moi. «Vous ne savez pas pourquoi vous l’avez dit, mais vous le pensez. N’est-ce pas?»

Je me perdis dans la contemplation des flammes. Le bois dégageait maintenant suffisamment de chaleur pour dissiper la fumée. Je tournais les champignons. Le feu me faisait transpirer. Néanmoins, je gardais une chair de poule permanente.

Euterpe fit mine de bouger une patte. «Ah non, vous n’allez pas partir avant d’avoir répondu à ma question. Je veux bien qu’on plante un journaliste sur place, mais pas après une telle déclaration.», tonitruai-je. La culpabilité marchait souvent avec les amantes timides. C’était l’unique moyen de les forcer à s’ouvrir. Il n’existait sans doute pas plus craintif qu’Euterpe. Elle se cachait depuis des siècles. Elle…

Pourquoi pensai-je à elle sous la forme d’une valentine? Son corps n’éveillait aucun érotisme. Elle mesurait plusieurs fois ma taille, mais, à cet instant, je rêvais de la prendre dans mes bras et la rassurer. L’image comique qui vint à mon esprit me fit pouffer de rire. Comment l’enserrer?

Euterpe réagit à mon son en effectuant deux enjambées en arrière et en ramenant son torse plus près du sol, tel un animal prêt à déguerpir.
«Je sais. C’est grotesque.», énonça-t-elle, sur un ton dépourvu d’émotions.

«Mais…», je m’interrompis. Les paroles ne servaient à rien. Je me levai et m’avançai vers Euterpe. Elle exécuta un pas de recul, surprise.

«Que fai…. », interrogea-t-elle, ahurie. Je ne lui laissai pas le temps d’achever sa phrase. Le bas de son fuselage flottait à un peu plus d’un mètre au-dessus de l’humus. Je l’enlaçais du mieux que je pus. Je ne savais pas par quel bout l’empoigner. Mes mains glissaient sur son alliage et s’écorchaient sur ses aspérités et impacts.

«Tu disais que deux espèces, deux genres différents, ne peuvent jamais vraiment se comprendre, que nous ne faisons que nous rejoindre sur certains points. Les humains ne sont pas faits pour être seuls, apparemment, les robots non plus. Tu ne crois pas?», demandai-je d’un ton doux.

«Je ne sais pas.», répondit-elle. «En quatre siècles, je n’ai jamais ressenti la solitude. Les études de l’écologie locale, mes réflexions sur l’évolution des bosons dans la sous-structure atomique m’ont toujours satisfaite. Lors de mon éveil, je me suis lié d’amitié avec des humains. Je repense à eux et aux instants plaisants que nous avons partagés, mais ce n’est pas pareil. Je trouve ta symétrie morphologique imparfaite agréable au regard. Le son de ta voix est mélodique à mes capteurs. Je t’ai observée durant plusieurs semaines et tes déplacements me paraissent graciles, alors qu’ils ne devraient pas.»

Je relâchai mon étreinte et éclatai d’un rire franc. «Nous appelons cela un coup de foudre. Cela répond à une des deux questions que se posera sûrement le public. Les robots peuvent-ils tomber amoureux?»

«Je dois confesser que je ne suis pas très à l’aise. Que cette situation est nouvelle pour moi.», dit-elle.

J’allais lui rétorquer une bravade quelconque et détachée, lui assurer que, même pour les humains expérimentés, il ne s’agissait jamais d’une évidence, mais je me contentai d’un: «Pour moi aussi.» Une nuée de papillons métaphoriques s’activaient dans mon corps, un peu en dessous de mon foie. Mes lépidoptères ne battaient des ailes que lorsque quelqu’un me plaisait.

«Au fait, tu as parlé de deux questions qui intéresseraient le public. Quelle est la deuxième?», demanda-t-elle, inquiète.

Je répondis, mutine. «Est-il possible de faire l’amour avec toi?»

Euterpe avait gardé, par attachement, sa carcasse d’octopode de combat, mais elle n’y était pas liée. Elle nécessitait seulement une unité de stockage conséquente. Plusieurs siècles auparavant, celle-ci mesurait la taille d’une barrique de whisky, mais, de nos jours, quelques implants dans les côtes d’un humain faisaient l’affaire. Je me débarrassai, sans coup férir, de mon ordinateur et Euterpe prit sa place.

Nous quittâmes Laleh dans le même corps. Euterpe avait visionné des millions d’heures de reportages. Ses plus grands rêves consistaient à voir les falaises des géants de Krylya, se baigner dans l’océan inversé de Borne et emprunter les tours ascenseur des étoiles de mon monde. J’étais encline à tout lui montrer, tant que je pouvais rester à ses côtés. Je n’avais jamais autant ri ni nagé dans le bonheur. Plus les jours s’écoulaient, moins j’envisageais de me séparer d’elle. Je perdis très vite l’envie de dévoiler son histoire. Cela signifiait la partager. Nous aurions vécu au niveau le plus bas d’une arcologie, sans accès à la lumière du jour, je m’en serai accommodée. Je me surprenais. Cependant, il n’en fut rien. Euterpe croulait sous une richesse colossale. Du fond de sa jungle, elle n’avait pas chômé et profité de toutes les imperfections des marchés boursiers pour générer une petite fortune.

Plus important, nous trouvâmes, après de nombreux tâtonnements, une façon de répondre à la seconde interrogation du public.

Originellement publié aux éditions de La Madolière, dans l’anthologie Robots en 2014

Illustration
© Christel Morvan