Une courte novella

Un hiver nucléaire et de grues du japon

Quel étrange mélange

Texte intégral

Si lire sur écran vous embête, cette novella est commandable, en version papier, avec des illustrations intérieures à cette adresse.

Et

Il existe même une version audio de la dite nouvelle chez coliopod, disponible, elle aussi, gratuitement.

Le ciel était chargé d’adipeux flocons de cendres. Ils s’envolaient, duveteux, poussés par les courants ascendants. L’inversion de trajectoire composait un tableau étrange. Le sol, plus chaud que l’atmosphère, créait des vagues d’air montantes qui propulsaient cette poussière grise vers la stratosphère. Le soleil perçait difficilement à travers la couche de brouillard permanente de ce monde, Atarashi Hiroshima.

L’histoire s’acharnait sur ce nom. Il avait été le premier à subir le feu nucléaire et, à ce jour, la planète colonisée qui portait son substantif avait été la dernière à endurer un bombardement atomique.

Des millénaires s’étaient écoulés entre les deux. L’humanité avait fui la Terre, telle une harde de cafards abandonnant un frigidaire vide. Les globes inoccupés pullulaient à travers la galaxie. Les espèces intelligentes existaient en proportion opposée. L’homme demeurait unique. Cela ne l’empêchait pas de trouver des excuses pour se massacrer sans l’aide de personne. Atarashi Hiroshima était un de ces corps célestes décimés par la guerre. Plusieurs siècles auparavant, ce qui devait être l’annexion aisée d’un landernau provincial s’était transformé en un cauchemar pour les troupes du nouvel empire mandchou. Il leur fallut prendre vallée après vallée, rizière après rizière. Pour un autochtone tué, on dénombrait jusqu’à cent morts dans les forces impériales. Atarashi Hiroshima ne devait pas strictement son nom à une colonisation nippone. Tout l’astre était montagneux. Les combes se succédaient. Les habitants, après plusieurs décennies de présence, connaissaient chaque grotte, chaque ravin, chaque rivière souterraine. De peur de perdre la face, la grande muette avait bifurqué sur la seule solution possible, le bombardement atomique intensif. Il avait suffi de quelques heures pour s’assurer une victoire définitive et pour rendre le globe stérile. L’armée espérait effectuer un exemple et simplifier ses conquêtes ultérieures. Cela donna l’effet inverse. À partir de cet instant, toutes les annexions suivantes eurent lieu dans un bain de sang.

Quatre siècles plus tard, le nouvel empire mandchou s’était effondré, miné par les coûts d’entretien d’une force pléthorique, nécessaire pour maintenir l’ordre sur les planètes assujetties. Toutefois, l’hiver nucléaire persistait toujours sur Atarashi Hiroshima. La couche d’ozone se réparait, lentement, mais le réveil des supervolcans aggravait le brouillard perpétuel. La vision époustouflait. Le monde s’affichait en gris clair. Le ciel laissait passer une lumière diffuse. Des flocons de poussières flottaient dans l’atmosphère ou tapissaient le sol. Là où l’inclinaison était trop abrupte, la roche restait à nue, dans une nuance de cendre. Avec ma combinaison, rouge incandescent, facilement repérable, j’apportais une touche de couleur violente à un univers qui n’en avait plus vu depuis des centaines d’années. Mon vaisseau spatial avait été recouvert par des centimètres de poussières. Il était devenu un achoppement comme les autres. J’en sortais, quelques instants auparavant, et effectuais quelques pas. Je marchais dans un environnement ouaté. J’étais un brin d’agressivité colorée. Je me pris à hurler, pour casser le silence. Mes cris me revinrent, atténués par les capteurs de ma combinaison. Son polymère moulait chaque centimètre carré de mon corps, au point qu’elle mettait en avant, selon moi, mes cuisses de cheval. Elle était surplombée par un casque, analogue à un bocal à poissons, sans la poiscaille et l’eau. Techniquement parlant, j’aurais pu l’enlever et ne pas mourir dans d’atroces souffrances, à condition de vouloir respirer autant de cendres que d’oxygène et de laisser ma peau en contact avec des radiations. Je préférais garder mes poumons et mon épiderme dans leurs états virginaux. Le temps avait déjà prélevé son dû. J’avais des ridules sur le bord des yeux, des pliures aux coins des lèvres quand je souriais. J’étais en bonne santé pour ma quarantaine bien tassée, mais je vivais une vie aventureuse qui exigeait un paiement.

Je me baissais et pris du duvet poussiéreux entre les doigts de mes gants. Cela semblait doux. Je fantasmais sur d’hypothétiques coussins. Je marchai, durant une vingtaine de minutes, pour atteindre la crête qui surplombait la vallée où mon vaisseau avait atterri. Nous étions en haute montagne, dans une région peu touchée par les bombardements. Malgré la remontée des flocons de cendres, je pouvais discerner, derrière moi, une succession de cônes volcaniques éteints. Sur mes côtés, les vallées s’enchaînaient, comme une couverture plissée aux arêtes tranchantes. Devant moi, le val dégringolait plein Sud, vers un océan que je ne pouvais qu’imaginer. Mon navire était posé sur des terrasses de rizières. La moitié était effondrée et un cours d’eau tumultueux rugissait dans la combe, une centaine de mètres en contrebas. On y trouvait des paramécies usuelles ainsi qu’une sorte de krill, mélange entre des crevettes grises minuscules et des homards de quelques millimètres de long.

J’étais exploratrice minière indépendante, engagée par des corporations pour effectuer des analyses à travers la galaxie. Je naviguais de sites d’exploitations potentiels en emplacements de forages hypothétiques, pour établir leurs rentabilités. Il en allait de même pour Atarashi Hiroshima. Mon commanditaire me mandatait pour déterminer si, malgré les radiations, il était envisageable de démarrer une activité industrielle. J’avais atterri une semaine auparavant et les bonnes surprises se succédaient. Le bombardement nucléaire et la valse des plaques tectoniques qui en avait suivi avaient remonté des gisements de platine et d’aluminium à fleur de roche. Atarashi Hiroshima était le rêve de tout conglomérat minier, si l’on oubliait le taux de radioactivité suffisant pour faire pousser des dents à un poussin.

La température était fraîche, quelques degrés Celsius en dessous de zéro. Je me délectais de ce paysage uniforme splendide. Il ne s’agissait que de couches de gris superposés avec une visibilité restreinte, mais c’était reposant, une fois les alarmes antiradiations coupées. Je me trouvais face à un pantagruélique jardin zen. La planète se chargeait de passer constamment le râteau. Je me perdis, durant une heure, dans ce mutisme visuel et auditif absolu. Les cendres créaient un tapis des plus confortables sous mes fesses. J’écoutais le silence. J’avais grandi dans une mégapole, entourée de mes congénères. J’allais au parc et au temple au moins une fois par mois, pour me ressourcer et déposer une prière, mais je n’avais jamais été seule sur un astre. Dans mon vaisseau, il y avait toujours un bruit à vérifier, pour s’assurer que tout fonctionnait comme il le devait. Ici, je ne pouvais pas me connecter à un réseau. Je n’avais aucun humain auprès de qui converser. Je n’avais que le vide. C’était hypnotique et enivrant.

La nuit tomba. Ce fut tellement progressif que je ne le réalisai qu’une fois le noir complet installé. Je me relevai, m’époussetai d’une couche de plusieurs centimètres de cendres et activai mes implants visuels. Grâce à la technologie, je voyais aussi bien qu’un félin dans l’obscurité. La descente fut aisée. Je résistais à l’envie de m’asseoir et de me laisser glisser. Je sentais encore, malgré tout, les graviers sous mes semelles. Je m’imaginais le bain chaud que je m’offrirais en rentrant, tout en continuant à rêver de ce silence. Mon esprit se promenait ailleurs.

Je n’étais plus qu’à une centaine de mètres de mon vaisseau quand je chus. J’avais pénétré dans l’équivalent local d’un pierrier, dissimulé par les poussières et mon inattention. Des cailloux de tailles modestes se dérobèrent sous mes pieds et je me retrouvai, l’instant d’après, à terre, sur le dos, avec une douleur cuisante à la cheville gauche. Je vis une tache blanche émerger à une dizaine de mètres de ma tête et fendre le ciel.

Je hurlai, pour relâcher la pression. Ma malléole me dardait. Des lancinements me couraient le long de la jambe et de la colonne vertébrale. Il me fallut quelques minutes pour récupérer mes moyens. L’ordinateur semi-cognitif de mon navire s’enquit de mon état à mon premier braillement, mais je le forçais à se taire dès que je repris le contrôle de mes algies. Je m’assis et tâtai ma cheville. Rien ne semblait cassé. Le vaisseau effectuerait une analyse plus complète une fois que je serais rentrée, mais, à première vue, je ne m’étais qu’abimé les muscles. J’étais incapable de poser le pied à terre, mais c’était certainement sans gravité. Ces antinomies de la vie réelle me faisaient grincer des dents.

J’allais devoir ramper ou sautiller sur plusieurs centaines de mètres pour rejoindre ma nef. Heureusement, je n’étais pas pressée. Toutefois, avant cela, j’entendais savoir qu’elle était cette tache blanche que j’avais vue dans la nuit. J’étais sûre de l’avoir aperçue s’envoler. J’imaginais mal un caillou porté par les courants ascendants. Il ne s’agissait sans doute de rien d’important, mais ma curiosité était piquée. En une semaine sur Atarashi Hiroshima, à part des flocons de cendre, je n’avais rien distingué de plus gros qu’un krill local. À l’époque héroïque de la conquête spatiale, j’aurais été bonne pour croire aux fantômes. Grâce à l’adjonction de matériel électronique dans le corps humain, je pouvais me repasser le dernier mois de ce qu’avait captée mes yeux, quand je le voulais et où je le souhaitais, y compris sur mes rétines. Je revins quelques secondes avant ma chute et je vis mon monde, gris, basculer à nouveau, puis, soudainement, une tache crayeuse apparut à l’écran. Ce fut fugace, mais mon ordinateur semi-cognitif l’isola, affina l’image et put me montrer, dans toute sa magnificence, une grue du Japon qui s’envolait. Je vérifiai et recontrôlai le fichier. Je me demandai si mes caméras implantées n’avaient pas eu des hallucinations. Il était inenvisageable qu’une lignée d’animaux terrestres ait survécu durant des siècles sous cet hiver nucléaire. Pourtant, j’avais bien capturé l’essor d’une grue du Japon. Elle était blanche, avec de grandes pattes effilées. L’arrière de ses ailes ainsi que son long cou étaient noirs. Tout le dessus de son crâne était recouvert de plumes rouges. C’était troublant. Je regardais, encore et encore, les quelques instants enregistrés de son envol. C’était splendide. Elle était parfaite, l’incarnation d’un tanchō immortel. Les images se gravaient dans ma rétine. J’acceptais, peu à peu, l’invraisemblable. Il n’y avait aucune explication crédible pour cette vision. Néanmoins, j’avais vu une grue du Japon s’envoler. Je devais finir mes forages. Je devais rester en ce lieu. Toutefois, lorsque j’admis l’impossible, je n’eus plus qu’une pensée : « Que peut-il bien y avoir de plus important qu’un tanchō ayant subsisté quatre siècles dans un hiver nucléaire ? »

J’exhalais un grand coup et sautillais à cloche-pied pour rejoindre mon astronef. Ma tête était emplie de questions. Qu’est-ce que cette grue faisait là ? Comment avait-elle survécu ? Pour faire au plus vite, je chus de multiples fois. Entre deux chutes, j’ordonnai à mon ordinateur de bord de pister le volatile au radar thermique. Je craignais, si je n’atteignais pas ma nef à temps, de perdre toute trace de celle-ci. J’étais lancée dans une course contre la montre grotesque. Je versais, me relevais et recommençais. Pour faire bonne figure, je me foulais le poignet droit en tombant, à quelques mètres de mon vaisseau.

Alors que je m’écroulai dans le sas d’entrée de mon bâtiment, une hanche presque déboitée, une cheville et un poignet en compote, je l’entendis m’annoncer qu’il allait bientôt perdre ma grue.

« Décollage immédiat ! Sécurité du passager désactivée ! Suis cet oiseau sans l’effrayer ! », hurlai-je dans mon casque.

Les secondes qui suivirent furent violentes. Mon navire s’envola en quelques instants. La gravité me plaqua au sol, puis il tourna sur lui même et vira à droite, sans prévenir. Je me trouvai propulsé à l’autre extrémité du sas. Je sentis des côtes craquer et je sombrai dans l’inconscience.

Je me réveillai, trois heures plus tard. Ma nef s’était posée dans un val en tout point identique au précédent. J’avais de la peine à respirer. J’étais épuisée, mais je n’avais qu’une idée en tête.

« Dis-moi que tu n’as pas perdu la grue. », énonçai-je, paniquée.

L’intelligence semi-cognitive de mon vaisseau me répondit, de son ton froid et policé : « L’ersatz de grue du Japon que vous m’avez demandé de pister exécute sa toilette, dans un ruisseau à deux cents mètres de notre présente localisation. Dois-je me rapprocher ? »

« Non, cela ira. », rétorquai-je. « Garde tes distances et suis là si elle s’envole à nouveau. »

M’extirper de ma combinaison fut une aventure. Après les manœuvres de mon bâtiment, je reposais sur ma nuque. Il me fallut reprendre ma contenance, puis me tirer jusqu’à la pièce de vie de l’astronef. Il s’agissait d’une salle de taille respectable, cinquante mètres carrés. Il y trônait une table de travail, de billard, une baie d’observation et une cuisine. Mon navire était une foreuse spatiale de plusieurs centaines de tonnes, je pouvais me payer le luxe absolu dans un vaisseau intergalactique, l’espace et le poids.

Le sol était recouvert de tatamis en paille de riz, devenus souples et doux avec les années. Les murs étaient blancs, sans fioritures. Ils arboraient des impressions sur soies d’arts figuratifs animaliers : ici un tigre de Sibérie, là une grande salamandre du Japon, proche de la cuisine, une carpe koï, à côté de l’entrée de ma chambre, un moineau rutilant. La cuisine était en cèdre du Japon, avec un îlot devant. Tout était rangé et arrimé à sa place, à l’exception d’un bol en céramique indigo et de son contenu de konpeitōs multicolores qui avaient volé à travers la pièce. La table centrale et le billard étaient en bois de même essence que la cuisine. La teinte rose pâle m’apaisait.

Ce fut chancelante, transpirante et incapable de récupérer mon souffle que je me retrouvai nue sur les tatamis. Je jetai ma combinaison à mes côtés. Je m’assis en m’y reprenant à deux fois, j’avais oublié mon poignet, et regardai par la paroi. J’espérais y discerner les formes de ma grue, mais ce n’était que le monde cotonneux usuel. Néanmoins, les capteurs de mon bâtiment me permirent de l’observer. Elle buvait et semblait ingurgiter les micro-organismes présents dans les rivières par la même occasion. Était-ce comme cela que l’espèce avait survécu ? Cela ne tenait pas debout. Tous les animaux qui ne provenaient pas des profondeurs des océans étaient morts des suites de l’hiver nucléaire. Je n’y comprenais rien.

Je sentis la nef vibrer alors qu’elle rallumait ses moteurs. La grue s’ébrouait et mon vaisseau se préparait à lui emboîter les réacteurs.

« Sécurité du passager rétablie. », eus-je la bonne idée d’énoncer. Cela m’éviterait de me faire balloter d’un bout à l’autre de la pièce. Le pilote automatique de mon astronef allait s’inquiéter de mon devenir. Le navire s’éleva paisiblement.

« Diagnostic médical personnel demandé. », rajoutai-je. Mon aide semi-cognitive fit défiler, sur mes rétines, la liste de mes problèmes. J’avais une cheville foulée, un poignet cassé, trois côtés fracturés et une dizaine d’hématomes, qui vireraient à un jaune infâme dans quelques jours, tout particulièrement celui de ma hanche. Il m’indiqua quels médicaments ingurgiter. Je me plâtrai le poignet du mieux que je puis, avec une bandelette rouge qui se mit à durcir en quelques instants, me pansai la cheville et m’étalai de la crème sur les parties endolories de mon corps que j’arrivais à atteindre. Je finis par m’injecter un antidouleur dans la cuisse. Il m’assomma et j’eus juste le temps d’attraper un coussin caché sous la table pour y poser ma tête. Je me réveillai, dix-huit heures plus tard, à une centaine de kilomètres de mon point de départ. Ma peau avait pris la forme de la paille de riz. Je balayai cet inconfort d’un revers de la main quand je me rendis compte que mon vaisseau ne suivait pas une, mais deux grues. C’était d’une logique ineffable, pour qu’une espèce survive il fallait plus d’un représentant. Cela me décrocha un sourire plus puissant que toutes les endorphines artificielles. Je m’assis en tailleur, en grimaçant, et les observais à travers la baie vitrée. Selon l’ordinateur de bord, nous nous dirigions vers l’océan. Nous nous rapprochions des zones les plus radioactives de la planète. Je ne craignais rien, les radiations de l’espace étaient autrement plus dangereuses que celles d’Atarashi Hiroshima.

La grâce des grues me fascinait. Les flocons virevoltants étaient moins présents. Il n’y avait qu’un ciel gris uniforme. Leurs plumages noirs, à l’arrière de leurs ailes, montaient et descendaient élégamment. Ils apportaient une nouvelle touche tranchée à cet univers. Cela attirait inlassablement le regard, à la manière d’un écran dans une pièce, une variation vers le haut, une oscillation vers le bas. Je partis prendre mon bain, mais je continuais à me projeter leur ballet dans les rétines. J’étais hypnotisée. Je ne pus me détacher du spectacle que lorsqu’elles se posèrent, se mirent sur une patte et rentrèrent leurs cous pour se tenir le plus chaud possible et s’endormir. L’eau du bain était devenue froide.

Je me séchai, puis m’habillai d’un pantalon brun, large, et d’un tee-shirt rouge, confortable. Je tressaillis quand les coutures frôlèrent de trop près mes ecchymoses. Elles commençaient déjà à tourner au jaune. Pour l’instant, elles étaient claires et se fondaient presque avec le ton de ma peau, si j’oubliais les marbrures violacées. J’attachai, avec un ruban bordeaux, mes cheveux mi-longs, de couleur jais, et fis chauffer de l’eau sur ma cuisinière. Je me préparais, rapidement, une platée de ramens lyophilisée et une bonne théière. Je traitai la nourriture comme un simple apport calorique, mais il en allait autrement du thé. La pièce baigna vite dans des effluves de whisky. Depuis mes années d’études, sur les bancs de l’université d’Atarashi Kyoto, je ne buvais qu’un breuvage nommé ballade irlandaise. Je l’avais découvert lors de la faillite d’un grossiste deux décennies au préalable. Je l’avais acheté pour son patronyme, évocateur de plaines lointaines et opposées à mon univers. Je ne l’avais pas quitté depuis. Il était le parfum de mon palais. Il m’avait permis de me distancier, olfactivement, de mes camarades. J’étais la seule femme dans le département minier de ma faculté. Je ne regardais pas à terre devant mes collègues masculins. Je les écrasais en cours. Je ne voulais pas travailler pour une corporation. Je ne souhaitais pas pondre des enfants et devenir une épouse servile. Toutefois, tout cela, il pouvait l’ignorer et se réconforter dans leur monde empli de certitude. Cette odeur inhabituelle de thé et de whisky me permettait de leur rappeler que tout n’était pas aussi cadré qu’ils le pensaient. Cette simple fragrance m’avait valu plus de remarques que toute autre rébellion.

Je n’étais pas biologiste, mais je savais que j’avais mis le doigt sur quelque chose de spectaculaire. Il était fort possible que ces grues détiennent, dans leurs gênes, une immunité aux radiations. Je possédais mon bâtiment, exempt de dettes. J’étais ma propre patronne et j’aimais ce que je faisais. J’avais atteint une belle réussite, mais il s’agissait là d’un nouveau niveau, celui qui vous rendait riche à millions.

Je reposai ma tasse et regardai les grues se nettoyer leurs ramages dans un cours d’eau. Leurs houppettes tressautaient. C’était magnifique. J’avais honte de penser un terme d’argent. Elles s’envolèrent.

J’allais ordonner au vaisseau de les suivre, quand je me rendis compte qu’une plume noire était restée sur place, au bord du ruisseau. J’enfilai au plus vite ma combinaison, ce qui fut homérique au vu de mes bandages, et courus la ramasser. Je revins à la nef, anxieuse. J’espérais ne pas les avoir perdues. Mon navire retrouva leurs traces thermiques en quelques instants. Je les rattrapai en un rien de temps. Je mis la plume sous un microscope et la détaillai. C’était une penne des plus banales. J’en arrachai une barbe, la passai dans un broyeur de la taille d’un dé à coudre et lançai un séquençage génétique. J’étais spécialisée dans l’exploration minière, mais, en forant, il m’arrivait de dénicher de nombreux organismes vivants. Mon ordinateur de bord possédait plusieurs bibliothèques scientifiques et les codes génétiques des animaux les plus importants y étaient intégrés. Le fabricant de mon matériel était d’origine nippone et l’ADN de la grue du Japon se trouvait dans ma base de données. Je me resservis une nouvelle tasse de thé. J’arpentais l’univers depuis quinze ans. Je croyais avoir tout vu, des stations spatiales vidées de leurs habitants et occupées par des chats mutants, des multimilliardaires s’amusant à jouer à la pétanque avec des astéroïdes de plusieurs kilomètres de large et des astres terraformés dans leur entièreté, mais je ne décelai aucune explication à ce que mon séquenceur ADN affirmait. L’ADN était, en tout point, indiscernable des grues du Japon des jardins impériaux de la Terre. Le taux de mutation était inférieur aux standards attendus dans un environnement planétaire normal. Leur code génétique différait de quelques nucléotides seulement de celui de leurs consœurs de l’ancienne Terre, alors qu’elles vivaient dans une décharge radioactive. Cela dépassait l’entendement. J’arrachais d’autres barbes à la plume et recommençai le test. Les résultats furent identiques. Je pris la décision de les filer jusqu’au bout de leur périple. J’étais censée quitter ce monde, pour rendre mon rapport à mon employeur, dans cinq jours, mais si cela durait plus longtemps je pourrais toujours prétendre que des ennuis techniques m’avaient retardé. Je devais savoir où elles se rendaient.

Nous voyageâmes lentement. Je suivais mes grues de loin. Elles se déplaçaient de ruisseau en ruisseau, dévorant du krill, sommeillant et repartant. Alors que nous nous rapprochions de l’océan, elles se mirent à diversifier leur alimentation. Quelques mousses proliféraient dans les rivières et elles en étaient particulièrement friandes. L’errance se poursuivit deux bonnes semaines. Je m’étais habituée à ce rythme mesuré. Nous vivions à la même cadence. Je dormais avec elles, vaquais à mes affaires, tout en gardant leur épopée en visuel sur mes rétines. Je pus m’occuper de ce que je ne faisais jamais : repriser des habits, astiquer des pièces de mon moteur, lire des haïkus, me délecter de musiques. Cela ressemblait à des vacances que je n’avais jamais prises. J’avais beau m’être rebellée contre ma place attendue dans la société, je ne me définissais que par mon travail. J’avais toujours tout fait le plus vite possible, naviguant d’un emploi à un autre, sans temps morts. Je réapprenais un rythme plus lent, calme, reposant. Ma cheville était guérie, mon poignet se remettait et mes hématomes se résorbaient.

Je laissais le vaisseau gérer les décollages et atterrissages à sa guise. Il était plus doux que le plus expérimenté des pilotes. Le dernier atterrissage ne me réveilla pas. J’émergeais de mes rêves. Ce fut avec les cils collés, alors que je me dirigeais vers ma bouilloire, que j’aperçus l’inimaginable. Nous étions sur une plage, les cendres cotonneuses flottaient dans l’air. L’océan était noir, le rivage constitué de galets gris et des centaines de grues du Japon parsemaient l’horizon. Les nouveau-nés duveteux, bruns, galopaient sur les cailloux en poussant leurs hululements stridents. J’enfilai ma combinaison, peureuse. Je craignais de les voir toutes s’envoler lorsque je sortirai de mon sas. Il n’en fut rien. Je pus avancer au centre de leur troupe sans qu’ils m’accordent une attention particulière. Il n’y avait plus de prédateurs sur ce monde. Ils ne connaissaient pas la notion de danger. Je m’assis au milieu de la grève. Les petits et leurs duvets marron me montèrent sur les genoux. Ils étaient encore plus curieux que moi. La journée défila et je m’émerveillai devant ce spectacle. À la nuit tombée, j’effectuai plusieurs aller et retour avec diverses plumes, pour séquencer leur ADN. Le résultat fut similaire. Nous avions là des volatiles qui ne possédaient aucune différence génétique avec leurs homologues de la vieille Terre. La seule solution logique qui me venait à l’esprit était qu’on les avait déposés, peu de temps auparavant, sur la planète. Néanmoins, même ainsi, les nouveau-nés auraient dû exhiber des mutations. Les gènes de la grue du Japon n’avaient jamais rien présenté de magique et ceux-ci ne dérogeaient pas, mais je n’arrivais pas à m’expliquer comment ils perduraient dans cet enfer nucléaire.

Je m’échinais, durant plusieurs semaines, à tenter de comprendre. La gent ailée s’habitua à ma présence. Je pus les caresser, jouer avec eux et faire face à un dilemme. Je pus certifier, par des marqueurs génétiques, que l’espèce découlait du peuplement d’Atarashi Hiroshima. Toutefois, rien ne laissait présager qu’ils possédaient une quelconque immunité contre les radiations. Ils étaient des oiseaux normaux dans un environnement surréel. Ils étaient une erreur statistique, l’exception qui confirme la règle. Vivre dans un univers surchargé de radiation ne fait qu’augmenter les probabilités de mutations. Il était statistiquement possible que cette colonie de grues ait survécu, sans altération. Ce qui avait autant de chance d’arriver qu’un rituel de purification sans saké. C’était la seule explication plausible. La seconde était qu’il s’agissait du tanchō mythique, la grue du Japon immortelle, qui amenait chance et félicité.

Quelle que fût l’apagogie, je pouvais faire ma fortune sur cette découverte et ainsi détruire cette planète et ses ultimes habitants. Je passais plusieurs jours à jouer avec les oisillons. Le hululement des grues était l’unique son, avec celui de mes pas, que j’entendais. Des animaux valaient-ils que je sacrifie l’opportunité de ma vie ? J’étais en retard, sur l’agenda prévu, de quatre semaines quand je pris ma décision. Je regardai les derniers brins de thé de ballade irlandaiseen ma possession infuser dans ma théière en fonte. Je pliai une grue de papier, la posai sur la berge, trace fugace de mon passage, et décollai, les yeux emplis des images magiques d’Atarashi Hiroshima. Mes canaux auditifs étaient submergés par le chant strident des tanchōs. Par nature, j’étais une solitaire. Je ne rencontrais mes congénères qu’en de rares occasions. C’était le métier qui voulait cela. Néanmoins, au détour d’astéroïdes perdus ou de mondes isolés, lorsque vous croisiez un camarade, vous arrêtiez les moteurs et échangiez des nouvelles de l’univers. Quelques coupes de shōchū plus tard, les langues se déliaient. Les explorateurs de la galaxie, comme moi, étaient constitués d’une petite communauté, pas vraiment soudée, mais qui adorait les ragots. Traditionnellement, les conversations alcoolisées tournaient autour des coucheries, mais, quelques fois, des collègues parlaient de vaisseaux hantés, de tigres à la queue blanche, de monstres de fumée, de Ho-os et de Ryus. Les minutes qui suivaient étaient usuellement empreintes de railleries ou de taquineries. Toutefois, à chaque occasion, ceux qui en étaient la cible avaient des yeux heureux. Leurs pupilles s’illuminaient, comme s’ils avaient pu partager un secret qu’ils gardaient pour eux depuis trop longtemps. Je n’avais jamais compris le pourquoi de ces iris euphoriques. Il en allait autrement aujourd’hui. Tout comme moi, ils avaient décidé de conserver pour eux une confidence de l’univers. Ils ne voulaient pas que l’on déchiffre chaque atome de la galaxie. Ils estimaient que la beauté et la magie avaient plus d’importances qu’une application commerciale. Ils préféraient laisser les esprits rôder dans la forêt plutôt que la voir se faire découper en planches pour tout étudier, tout décortiquer. C’était le souvenir de ces lieux qui les emplissait de bonheur dans ces rares secondes.

Il ne me restait plus qu’à rédiger un faux rapport. Il me fallait convaincre mon commanditaire qu’Atarashi Hiroshima était le pire choix possible pour l’industrie minière. Cela serait aisé.

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Illustration
© Marion Jiranek

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